katchdabratch

S'engouffrer dans le sillon de mots indociles; y façonner des points d'appui, pour soi et quelques autres. Pétrir les silences qui sont une partie du terreau où s'ensemence ce qui nous dispose dans le jour. Les inviter à s'ébrouer. Apparaît alors parfois une ouverture, elle offre au souffle un fragment de miracle: ne plus craindre la douceur.

mardi, octobre 29, 2013

tant d'aveugles éboulements



"Arpenter nuit et jour 
les décombres de craie
que soulève le vent

parcourir en tous sens
ces âpres étendues
éclairées par le sel

errer mortelle
entre les bornes du monde

à la recherche d'un signe
rescapé du néant
jouet perdu
ou simple tesson de terre

réponse humaine
à tant d'aveugles éboulements"

José-Flore Tappy

Errer mortelle

Editions Empreintes

lundi, octobre 28, 2013

Comme une rivière d'Irlande

"J'entends dire qu'avance là-dehors une tristesse. Je m'incline à la fenêtre et ne la vois pas. Je me demande donc : de quelle tristesse parlent-ils ? « De la mort ». Oh, oui, il se meurt beaucoup en automne. C'est celui-ci, d'ailleurs, le temps naturel. Les arbres, par exemple, le respectent toujours. Ils déposent sur le sol leurs clefs d'or et se ferment à l'intérieur, inaccessibles. Mais à quelle mort se réfèrent-ils ?!? A quelle perte, à quel grand vide se réfèrent-ils ?!?


Quelqu'un murmure à présent son nom. Et, joint au nom, vient le son des portes qui se ferment avec un peu plus d'attention que ce qui est habituel. Ce souci de délicatesse que le deuil implique entre occidentaux. Je prévois tout ce qui va suivre et je sais que je ne serai d'aucun côté, je sais que mon amour pour Agripina, pour Filipa, pour les neveux, arrivera jusqu'à eux à un certain moment, bien après, quand les petites choses pourront à nouveau se donner à entendre.


Je fais ma veille dans la solitude, sans comprendre de quelle tristesse ils parlent. Et sur quelle tristesse ils écrivent. Ne connaissent-ils pas les rivières d'Irlande ?!? Il existe, en Irlande, des rivières ainsi : elles suivent leur cours et, soudainement, disparaissent, elles délaissent le paysage. Et, plus loin, elles apparaissent à nouveau. Elles entrent en terre, continuent à couler dans les tunnels du sous-sol, puis émergent. C'est un phénomène en soi qui là-bas s'appelle karst, formations de calcaire vulnérables à l'érosion des eaux de pluie. Ce n'est pas un plagiat de l'éternité, c'est simplement ce qui vit encore alors qu'on ne le voit plus. C'est ce qu'elles enseignent, ces rivières. C'est ce qui fait que, même si un tristesse se déplace là-dehors, je ne la partage pas.


Quand il viendra l'heure de pleurer, je ne serai déjà plus vivante depuis longtemps. Cela se produira seulement quand les catastrophes élimineront l'humanité et, avec elle, les mots et, avec eux, ce qu'Antonio a écrit. Ce débit.


Je ne sais s'il me faut l'appeler littérature parce que dans son cas il ne s'agit pas d'une catégorie au-milieu d'autres qui composent également l'expérience vitale. Tout en lui, le regard, la voix, les mains, l'entente avec le végétal, l'immobilité qui a mené parfois un oiseau à se poser sur son bras parce qu'il l'a pris pour un arbuste dans le jardin, le fait de former avec les livres, en les feuilletant, un hybride sensible et pensant, a été un, est et restera un.


J'ai été témoin, jour après jour, de la colère qu'une seule faille des hommes provoquait en lui : c'était le mauvais usage, l'usage sans rigueur, l'usage sans mesure des mots. Sa belle chevelure brûlait de la fulgurance de l'indignation. Certains le comparaient à un enfant centré sur lui-même toujours sur le point de s'exciter. Ce qu'il y a en lui, surtout, c'est une noble et sage rébellion, celle qui ne se plie pas devant la réalité et veut voir tout et lier tout avec les fils que la lumière et l'empressement occultent à tout un chacun. Les fils qu'il découvrait entre les mots.


Il me recevait toujours avec ce quatrain de Pessoa : « Chat qui joues dans la rue / Comme si c'était dans un lit / J'envie la chance qui est la tienne / Parce qu'elle ne s'appelle même pas chance. » Nous le disions les deux en même temps, après nous riions beaucoup. Nous le disons et rions, aujourd'hui, ici."




Hommage d'Hélia Correia à Antonio Ramos Rosa, paru dans la revue "Jornal de Letras, Artes e Ideias". Traduit du portugais par bibi, donc.

samedi, octobre 26, 2013

forger cela impossible à décrire





"[...]
S'imprégner jusqu'au fond de sa culture d'origine
c'est juste lever les yeux à la bonne altitude,
ne rien manquer d'un déploiement d'étourneaux
apprendre leur figure par cœur, s'ébahir
et rentrer à la maison pour le thé de quatre heures."

Jacques Tornay

La première personne
du pluriel

éditions d'autre part

jeudi, octobre 24, 2013

le contraire de la disparition
















Il a souhaité écrire une dernière chose avant de s'en aller. On lui a tendu un serviette qui était à portée de main. Il a concentré le peu de force qui lui restait pour noter le titre d'un de ses poèmes, un des plus connus; des lignes qu'il avait dédiées à Ruy Belo, autre poète portugais lumineux.

Estou vivo e escrevo sol.

Je suis vivant et j'écris soleil.

Atonio Ramos Rosa est entré dans le mystère de l'après à 88 ans. Il avait écrit et traduit, beaucoup, longtemps; s'était rapproché du silence il y a quelques années déjà.

"J'écris des vers à midi
et la mort au soleil est une chevelure
qui passe en froides nouvelles sur ma face de vivant
Je suis vivant et j'écris soleil."

De fait, le ciel a été bleu le jour de sa mort, sur Lisbonne, puis le lendemain; les étincelles de l'amitié m'ont alors permis d'étirer mes retrouvailles, que l'actualité maquillait en funérailles, jusqu'au Cabo Espichel.

Nous sommes rentrés un peu trop tard pour aller écouter l'éloge funèbre tenu par le père José Tolentino Mendonça, poète également. Dans son dernier recueil, on trouve cette chute, dans un poème intitulé "Ceci est mon corps":

"Je n'apprends pas avec le corps à me lever,
j'apprends à tomber et à questionner."

Après avoir été rayonnant de bleu, le toit de la ville a commencé à se gorger d'eau et d'obscurité.

Cinza; cinzenta.

Gris; cendre.

Deux termes dont l'écho se confond dans le même tunnel, en portugais. Et il y a de cela, dans cette cité si mal pensée pour affronter les intempéries, quand des nuages chargés y déversent leur chagrin: le magma d'un cendrier qui aurait débordé, dispersant restes de fumée et mégots plus ou moins consumés.

Mes journées ont alors consisté à déambuler un peu hagard, animal éminemment diurne évoluant dans une ville barbouillée de nuit à toute heure, dans un assemblage brinquebalant de ruelles pavées aux allures de mâchoires édentées. Mes chevilles slalomaient le long de gencives fatiguées d'avoir trop chiqué de tabac froid.

A la Praça do Comercio, un matin, Lisbonne s'est incarnée dans un mec beaucoup plus proche du bout du conte que de sa prise d'élan. Il était habillé d'un complet vert éclairci par les décennies ainsi que d'un chapeau noir. Il arborait une superbe barbe blanche entourant un sourire dépourvu d'émail. Il vendait du shit, une barrette qu'il prétendait en être.

"J'aime pas trop ce genre de truc, mon vieux."

"T'as raison, fils, mais tu sais, c'est rien de bien méchant, juste des herbettes." m'a-t-il rétorqué en me mettant une main sur l'épaule.

Il est reparti chercher des pigeons, j'ai laissé ma tête voltiger jusqu'à l'autre rive; entre deux, quelques racines du ciel ont intercepté mes pensées, en ont pris soin; des colonnes de soleil, lumineuses trouées dans le dense plafond cotonneux  projecteurs éblouissant des scènes mobiles, sans personnages.

Je suis vivant et j'écris soleil.

Après cette parenthèse aux abords du Tage, je suis revenu dans le cadre de mes premiers désamours. M'appliquant à connaître Yverdon par sa périphérie, par les zones qui lui sont entrées et sorties, je me dis une fois de plus qu'il est en fait aussi difficile de délimiter une ville qu'une vie, pour qui ne jure pas que par cadastre ou bureaucratie.

Ces réflexions prenaient une tournée post-apocalyptique, une fin d'après-midi où je courais dans la plaine de l'Orbe, écoutant "Le Labo" consacré à l'exposition Stalker, à la Maison d'Ailleurs. La bande-son tirée du film de Tarkovski, ainsi que les propos de différents contributeurs, collaient bien avec cette ancienne zone marécageuse, coincée entre entame du Jura et autoroute, quadrillée de champs qui, loin du printemps, s'encrassent petit à petit de tristesse et de solitude, souvent empêtrés qu'ils sont dans la "peuffe" légendaire de l'endroit.

Goélands et cormorans font partie des rares variations maritimes des contrés helvétiques. Il y avait une nuée des premiers nommés qui suivait un tracteur, un matin d'août, rappelant la fameuse conférence de presse donnée par Cantona après son attaque aux pieds cramponnés contre un spectateur désobligeant. "Quand les mouettes suivent un chalutier, c'est qu'elles pensent que des sardines vont être jetées dans la mer." Il doit y avoir des pêcheurs du coin qui se déguisent en paysans à moteur. Pourquoi pas.

Un cormoran solitaire somnole souvent dans un petit cours d'eau près de chez nous. Je me demandais ce qu'il faisait par ici, sans une plume de pote à l'horizon, avec sans doute pas grand chose à se mettre dans le bec. Il me l'a noté sur la tendresse d'une pierre.

Je suis vivant et j'écris soleil.

Ma bougeotte se soignant assez mal, j'ai vite fait un petit aller-retour en Autriche. Dans le train pour Vienne, il y avait le fantôme de Patrice Chéreau qui voyageait non loin de moi. Quand je l'ai remarqué, je me suis approché pour m'asseoir à ses côtés. On aurait cru qu'il m'attendait. Il m'a raconté la projection de "La reine Margot", dans Sarajevo assiégée, il m'a dit combien il était fier de cette intrusion de l'art et de la beauté dans une réalité ensanglantée. J'ai fantasmé alors une pièce de Wajdi Mouawad jouée à Damas, en boucles; la poésie qui hurle-rirait au nez de ce qu'on ne sait pas comment qualifier.

Puis je me suis dit que c'est ce que Wajdi fait en permanence, crier des vers qui sauvent dans le champ-de-bataille que sa tête et son cœur sont à jamais, enjoints de par le trop-lieu de leur naissance à ne jamais pouvoir choisir entre haine et folie, contraints de sauter de l'une à l'autre avec un pistolet dans la gorge.

Mais cueillir et arroser des fleurs sur les entrailles du béton armé.

Je suis vivant et j'écris soleil.

Il y a ce poème de Darwich où le poète, à la soldate qui, à l'intérieur de Jérusalem, lui demande si elle ne l'a pas déjà tué, répond ceci: 

"Tu m'as déjà tué, oui; mais, comme toi, j'ai oublié de mourir."

Chéreau a-t-il lu des livres de Christian Gailly, a-t-il prêté une oreille douce et distraite aux partitions teintées d'humour et de mélancolie de celui qui était devenu un des anciens de chez Minuit, où publiait son brûlant ami Koltès?!?

Le paysage défilait pendant que mon esprit divaguait. J'étais bien, avec cette petite constellation de créateurs fraîchement disparus.

Nous sommes devant et nous écrivons contre le sommeil de l'esprit, m'a affirmé Chéreau.

Quand je me suis extirpé de mes rêveries, on était à Salzburg. Salzburg où j'étais déjà venu grâce à un bon de voyage que m'avait offert ma maman. Je me souviens, dans le train, d'avoir lu "Die Stille ist ein Geräusch", de Juli Zeh; "Le silence est un bruit"; une sorte de carnet tenu alors que, étudiante, accompagnée de son chien, elle était allée confronter son regard aux ravages d'un pays sortant d'une guerre fratricide. On en revient à l'omnipréence de la violence.

Le pape François, qui a finalement accordé un long entretien accessible en ligne, a qualifié l'église d'hôpital de campagne après la guerre. Une formule à l'humilité bienvenue avancée par celui qui s'est déjà signalé par quelques coups d'éclat contre les absurdités protocolaires, par celui qui est allé rappeler, peu avant la tragédie, combien le Prix Nobel de la Paix attribué à l'Union Européenne se noie chaque jour tout près de Lampedusa. Dans les références intellectuelles que le pape met en avant, il mentionne différents auteurs: Dostoïevski, Hölderlin, Borges et Cervantès; des peintres: Chagall et Le Caravage; il ajoute apprécier Beethoven, Bach, Mozart et Wagner.

Obama et Ségolène Royal, qui citent Paulo Coelho pour appuyer leur propos, seraient bien inspirés, en tant que "leaders politiques" de ce monde infiniment compliqué où l'économie étrangle le vivre ensemble, de ne pas craindre de nourrir leur esprit avec autre chose que des conseillers en communication et qu'un gentil auteur de paraboles sucées et re-sucées.

Ils pourraient commencer par le jouissif "La Reine des lectrices" d'Alan Bennett, dans lequel le quotidien bien huilé de la Queen Elisabeth est mis à mal par la plongée dans l'univers des livres: "Bien sûr, dit la reine. Mais être briefé ce n'est pas lire: c'est même exactement l'inverse. Le briefing doit être concis, concret, efficace. La lecture est désordonnée, décousue et constamment attrayante. Le briefing vise à clore une discussion, la lecture ne cesse de la relancer."

Dans un café de Salzburg, deux personnes étaient venues me demander ce que je lisais, intrigués par l'intense plaisir que semblait me provoquer la compagnie de ces pages.

C'était "L'histoire de l'amour" de Nicole Kraus. Un roman polyphonique qu'elle a dédié à Jonathan (Safran Foer, lui aussi romancier génial), "ma vie", et à ses grands parents, "qui m'ont appris le contraire de la disparition."

Apprendre le contraire de la disparition, c'est ça. Conjuguer poésie et hérésie. Transmettre l'importance des marges, du hors-cadre et du hors-champ.


Être un vivant grandi par la mort, écrire un soleil dansant avec le brouillard.