une ville-nef
Il y a quelque chose de grisant dans le fait de se promener en étant malade. La sensation d'avancer comme sur pilote automatique, sans guider grand chose. La musaraigne, danseuse émérite, me dit souvent combien elle est impressionnée par la mémoire du corps ; je crois que c'est de quelque chose de cet ordre qu'il s'agit. Ainsi mes pieds m'ont-ils guidé, hier, sur des tracés familiers.
Tout d'abord en direction du fleuve, sur lequel la ville semble posée, comme l'écrit José Cardoso Pires dans le fabuleux petit livre qu'il lui a consacré. Lisbonne est « une ville-nef, une barque avec des rues et des jardins à l'intérieur. »
Je suis ensuite remonté jusqu'au miradouro de Santa-Catarina, Adamastor pour les intimes, bien calme en ce dimanche de Noël. Pas un seul pelé pour me demander si je voulais quelque chose à fumer ou à sniffer.
Je me déplaçais un peu plus rapidement que le jour précédent, un samedi qui m'avait permis de mieux appréhender le rapport à l'espace et au temps de certaines personnes âgées, par ici. Il ne faut pas longtemps pour comprendre que le moindre déplacement devient vite laborieux.
Commençant enfin à avoir faim, je suis allé manger chez la fille (soeur?!?) spirituelle de Cesaria Evora, dans la Mouraria. Elle était encore tout endeuillée, je me suis donc fait le plus discret possible ; quelque chose pour quoi je sais être assez doué.
C'est au moment de bouger la tête un peu rapidement que je mesure combien elle est douloureuse. L'impression de sentir mon cerveau qui tape contre les parois de mon crâne. On dirait qu'il y a quelque chose, là-dedans, sur le point de se renverser ; du coup, si je ne la maintiens pas tout à fait droite, survient comme une décharge électrique me rappelant à l'ordre.
Je suis ensuite monté, avec le souffle un peu court, jusqu'à un autre point de vue, normalement le plus panoramique de la ville, mais plus depuis qu'il est en travaux. Pour y accéder, on passe par la rue Damasceno Monteiro, le nom d'un jeune homme qui a été retrouvé décapité, dans un parc qui est désormais une jardin communautaire ; charmant, non ?!? Antonio Tabucchi romance à ce sujet, dans un livre qui me laisse un excellent souvenir.
Pensant à cela, je me suis dit que, sur le moment, je n'aurais pas été complètement contre l'idée de perdre ma tête. Cela aurait atténué les vertiges, et m'aurait peut-être, qui sait, permis d'écrire des poèmes aussi déroutants que ceux de Mario Cesariny, surréaliste de génie, dont l'atelier se tenait non loin d'ici.
« [...]
je connais ta voix comme mes doigts
(avant de te connaître j'allais déjà t'embrasser dans ta maison)
j'ai un soleil sur la plèvre
et toute l'eau de la mer m'attend
quand j'aime j'imite le mouvement des marées
et les assassins les plus vulgaires de l'années
[...]
Je suis, dans le sens le plus énergique du mot
un wagon à propulsion de souffle
les amis que j'ai eus les femmes que j'ai émerveillées les rues par lesquelles
je suis passé ne serait-ce qu'une seule fois
tout ceci vit en moi pour une histoire
au sens encore occulte
magnifique irréel
comme un peuplement abandonné aux loups
lapidaire et sec
comme une ligne ferrée outragée par le temps
[...] »
Extrait d'autographie I, dans le recueil Peine Capitale ; traduction de votre serviteur.
N'ayant pas envie de m'arrêter en si bon chemin, malgré la fatigue qui commençait à poindre, je suis allé jusqu'à un des endroits préférés de la musaraigne. J'y ai commencé, au soleil, un bouquin intitulé, précisément : « au soleil. » J'ai siesté un peu, aussi. Grâce absolue que de s'endormir sur un banc sous un ciel avenant.
Après ces heures de flânerie dans un état particulier, je me suis décidé à rentrer. Au moment où j'arrivais à la maison, que je venais de glisser la clef dans la porte d'entrée de notre bâtiment, j'entendais des Parisiens en train d'arriver dans notre fabuleux petit Largo : « Franchement, Montmartre, à côté de ce qu'on a vu jusqu'à présent, c'est de la rigolade, non ?!? ».
Oh que oui.
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