katchdabratch

S'engouffrer dans le sillon de mots indociles; y façonner des points d'appui, pour soi et quelques autres. Pétrir les silences qui sont une partie du terreau où s'ensemence ce qui nous dispose dans le jour. Les inviter à s'ébrouer. Apparaît alors parfois une ouverture, elle offre au souffle un fragment de miracle: ne plus craindre la douceur.

lundi, octobre 28, 2013

Comme une rivière d'Irlande

"J'entends dire qu'avance là-dehors une tristesse. Je m'incline à la fenêtre et ne la vois pas. Je me demande donc : de quelle tristesse parlent-ils ? « De la mort ». Oh, oui, il se meurt beaucoup en automne. C'est celui-ci, d'ailleurs, le temps naturel. Les arbres, par exemple, le respectent toujours. Ils déposent sur le sol leurs clefs d'or et se ferment à l'intérieur, inaccessibles. Mais à quelle mort se réfèrent-ils ?!? A quelle perte, à quel grand vide se réfèrent-ils ?!?


Quelqu'un murmure à présent son nom. Et, joint au nom, vient le son des portes qui se ferment avec un peu plus d'attention que ce qui est habituel. Ce souci de délicatesse que le deuil implique entre occidentaux. Je prévois tout ce qui va suivre et je sais que je ne serai d'aucun côté, je sais que mon amour pour Agripina, pour Filipa, pour les neveux, arrivera jusqu'à eux à un certain moment, bien après, quand les petites choses pourront à nouveau se donner à entendre.


Je fais ma veille dans la solitude, sans comprendre de quelle tristesse ils parlent. Et sur quelle tristesse ils écrivent. Ne connaissent-ils pas les rivières d'Irlande ?!? Il existe, en Irlande, des rivières ainsi : elles suivent leur cours et, soudainement, disparaissent, elles délaissent le paysage. Et, plus loin, elles apparaissent à nouveau. Elles entrent en terre, continuent à couler dans les tunnels du sous-sol, puis émergent. C'est un phénomène en soi qui là-bas s'appelle karst, formations de calcaire vulnérables à l'érosion des eaux de pluie. Ce n'est pas un plagiat de l'éternité, c'est simplement ce qui vit encore alors qu'on ne le voit plus. C'est ce qu'elles enseignent, ces rivières. C'est ce qui fait que, même si un tristesse se déplace là-dehors, je ne la partage pas.


Quand il viendra l'heure de pleurer, je ne serai déjà plus vivante depuis longtemps. Cela se produira seulement quand les catastrophes élimineront l'humanité et, avec elle, les mots et, avec eux, ce qu'Antonio a écrit. Ce débit.


Je ne sais s'il me faut l'appeler littérature parce que dans son cas il ne s'agit pas d'une catégorie au-milieu d'autres qui composent également l'expérience vitale. Tout en lui, le regard, la voix, les mains, l'entente avec le végétal, l'immobilité qui a mené parfois un oiseau à se poser sur son bras parce qu'il l'a pris pour un arbuste dans le jardin, le fait de former avec les livres, en les feuilletant, un hybride sensible et pensant, a été un, est et restera un.


J'ai été témoin, jour après jour, de la colère qu'une seule faille des hommes provoquait en lui : c'était le mauvais usage, l'usage sans rigueur, l'usage sans mesure des mots. Sa belle chevelure brûlait de la fulgurance de l'indignation. Certains le comparaient à un enfant centré sur lui-même toujours sur le point de s'exciter. Ce qu'il y a en lui, surtout, c'est une noble et sage rébellion, celle qui ne se plie pas devant la réalité et veut voir tout et lier tout avec les fils que la lumière et l'empressement occultent à tout un chacun. Les fils qu'il découvrait entre les mots.


Il me recevait toujours avec ce quatrain de Pessoa : « Chat qui joues dans la rue / Comme si c'était dans un lit / J'envie la chance qui est la tienne / Parce qu'elle ne s'appelle même pas chance. » Nous le disions les deux en même temps, après nous riions beaucoup. Nous le disons et rions, aujourd'hui, ici."




Hommage d'Hélia Correia à Antonio Ramos Rosa, paru dans la revue "Jornal de Letras, Artes e Ideias". Traduit du portugais par bibi, donc.