Fouinant dans de vieux papiers, j'ai exhumé un texte que Jean-Jacques Tillmann avait écrit dans le 24H, il y a dix ans. Sa chronique est toute froissée, la photo de Puskas, à qui il s'adresse, n'est plus que le souvenir d'une image déjà vieillie à la base. Mais relire cette lettre fictive m'a à nouveau fait frissonner, alors j'ai eu envie de la reproduire ici:
Mon cher Ferenc,
J'ai beaucoup hésité avant de me
permettre de vous adresser quelques lignes. Elles paraîtront
probablement nostalgiques et incongrues aux yeux des lecteurs de ce
journal essentiellement tourmentés par l'avenir de son club phare,
le Lausanne-Sports.
Le stade du LS, dit Olympique ou la
Pontaise, où vous n'avez joué qu'une fois, le 17 septembre 1955
(5-4 pour la Hongrie, dont deux buts de Puskas contre deux doublés
de Roger Vonlanthen et Kiki Antenen), devant 45'000 spectateurs,
aujourd'hui se dépeuple.
Comme l'ancien Nepstadion de Budapest,
aujourd'hui stade Ferenc Puskas.
Souvent je pense à votre pied gauche,
du 38 « fillette », à votre jovialité exubérante, à
votre art rarissime du contact humain, à votre générosité
spontanée.
Mais c'est en regardant les photos de
couverture de France Football du 17 au 31 décembre : Ronaldo,
Zidane, puis Ronaldo et Zidane ensemble, béatifiés pour ainsi dire
et statufiés, comme leurs trophées, que j'ai décidé de vous
écrire.
Non pas pour susciter en vous la
vénéneuse amertume que vous avez toujours superbement repoussée,
de n'avoir pas été Ballon d'or ; alors que vous l'auriez gagné
en 1950, 1952, 1953, 1954 peut-être, mais il n'existait pas encore ;
ni champion du monde en 1954. Avec la plus belle équipe de tous les
temps.
Ferenc, entre la carrière des autres
grands et la vôtre, il y a l'insertion de l'histoire. Il n'est pas
de parcours, ou plutôt d'aventure, de footballeurs comparable à la
vôtre.
Pelé, le roi, a voyagé, mais il est
resté « Santos-Brésil ». Beckenbauer, l'Empereur, a
régné sur l'Allemagne, tremplin mondial. Comme Matthews, Bobby
Charlton n'a jamais quitté l'Angleterre. Cruyff a inspiré Ajax,
puis Barça, sans s'imposer vraiment. Yashin, ambassadeur de l'URSS,
n'a jamais abandonné le Dynamo Moscou.
Platini, footeux authentique, est
aujourd'hui aspiré, comme Beckenbauer, par les « honneurs
suprêmes. »
Vous, Ferenc, personnage unique, vous
avez un vrai destin. Premier violon hongrois sous le régime
communiste de 1945 à 1956. Exilé de 1956 à 1958, pour échapper au
même régime. Dès 1958, vous rebondissez au Real, à Madrid, où
Franco durcit encore son pouvoir finissant. Au Real, buteur
terrifiant, passeur génial, vous êtes le complice magistral de Di
Stefano. Et ça, Ferenc, il fallait en être capable. C'est votre
effacement subtil devant l'omniprésence impérialiste de Di Stefano
qui fit de vous un duo incomparable.
En ce début de troisième année du
troisième millénaire, j'aimerais vous faire remonter le temps de
cinquante ans. Jusqu'en 1953. L'année historique où vous avez
croisé Matthews et l'Angleterre, le temps d'un seul match, le
« match du siècle », le 25 novembre 1953, à Wembley
(Angleterre-Hongrie 3-6).
Ce mercredi-là, à 16h05, après le
God save the Queen final, la foule, debout, ovationna les
vainqueurs de la rencontre historique qui mettait fin à nonante ans
d'invincibilité britannique dans son fief et ouvrait officiellement
l'ère du football, sport du monde.
Le lendemain, avec une dignité
émouvante et unanime, la presse londonienne titrait : « A
nous maintenant d'aller à l'école des maîtres hongrois. »
Beaucoup plus tard, chez un Hongrois de
Lausanne, je revis ce match. Sur l'écran, contre les rideaux tirés
où l'image tremblotait, je devinais les combinaisons triangulaires
stupéfiantes, dans un espace infime, et les passes plus longues,
fruit de la mystification préparatoire vers Czibor, Kocsis, Puskas
en pleine course, ou Hidegkuti, centre avant, dont la position
inorthodoxe décrochée affolait Billy Wright, patron de la défense
anglaise. Et par instant, sur cet écran de fortune, je voyais, dans
la tribune officielle, quelques gentlemen écarquiller les yeux
devant l'ensorcelante magie du football hongrois.
Ce football avait un parfum suave.
Celui d'aujourd'hui sent souvent la
transpiration, ce qui peut plaire. Parfois pourtant, il pue trop
« l'oseille. »
A vous, Ferenc Puskas, footballeur de
génie, Danubien bourlingueur, violoniste inspiré, cœur d'or,
cuisinier de cœur, mes vœux fervents pour une santé meilleure.
Jean-Jacques Tillmann
1 Comments:
On pourrait presque rebondir là dessus et parler de ce documentaire que je me réjouis de voir !
http://www.youtube.com/watch?v=pb0-1vKBulE
A dans 2-3 semaines avec des crampons aux pieds :-)
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