"On s'est
connus!" Tout a commencé par ça. On traversait le pont de
St-Jean, ce fragment de Prague au coeur de Fribourg, quand elle est
arrivée en face de nous, avec sa dégaine si particulière, affublée d'habits qui donnaient l'impression d'avoir été extraits d'une benne
à ordure avec les dents, ses paroles vacillant comme ses pas,
trébuchant même; se heurtant en français, allemand, anglais et
italien. Une autre langue aussi, dont on apprendrait qu'il s'agissait
de polonais. Cela donnait une musique bizarre, ces vieux objets du
langage en train de se cogner dans une décharge à ciel ouvert.
" On s'est
connus!" Et puis la confusion qui s'accélère de l'intérêt
qu'on lui témoigne. On ne l'a pas évitée ou ignorée, alors des
ailes ont poussé sur le dos de ses hésitations. Elle écrit, nous
dit-elle, une information qui nous arrive avec des effluves d'une
boisson qui de l'eau n'était pas proche parent.
Elle commence des
phrases hachées, hachurées, qu'elle peine à terminer. Ses
associations d'idées, sa façon de sauter d'un trou de mémoire à
un autre, cette valse à mille contre-temps nous rend le dialogue
difficile. Des brèches ses présentent par moments, je m'y
engouffre. Quand elle dit Vilnus, je dis Gary, 1914. Elle arrête
presque de respirer. "My mother was born there in 1913."
Serait-ce pour elle que le petit Roman a mangé une de ses
chaussures, serait-ce elle qui lui a donné envie, pour la première
fois, d'en finir avec la vie?!? Pendant que des questions insensées
se pressent dans mon crâne, elle, m'agrippant le bras, continue de
jongler entre grimaces et regards pénétrants.
Peut-être
l'arc-en-ciel a-t-il les couleurs que je ne parviens à voir qu'à la
lumière de la lune – Talvez o arco-iris tenha as cores que eu só
consigo ver à luz da lua. Ces paroles d'Aldina Duarte,
magnifique fadista de Lisboa, me sont venues à la tête pendant que
cette carcasse à l'âme chargée nous postillonnait le kaléidoscope
de ses jours ébréchés, la mosaïque de ses nuits éméchées.
Peut-être
l'arc-en-ciel a-t-il des couleurs que je ne parviens à voir qu'à
la lumière de la lune. Elles me reviennent à présent. Elles
s'invitent souvent dans mes errances, celles sur papier et celles sur
la pointe des pieds, elles se glissent dans l'intervalle de mes
respirations, rapidement suivies par les premières intonations du
disque en question:
La saudade
avance déchaussée, pour ne pas se faire entendre - A saudade
anda descalça, pra não se fazer ouvir. La saudade, ce mélange
de mélancolie et de nostalgie, à quoi il faut ajouter un zeste de
ce qui aurait pu, mais n'est jamais advenu.
La saudade,
ce terme que ces deux dernières années m'ont d'abord déposé
délicatement sur la langue, comme une discrète hostie, avant de me
faire boire du vin rouge faisandé avec un entonnoir.
La saudade,
qu'aujourd'hui j'entonne léger. Je la sens qui danse avec grâce,
accompagnant mes nouveaux couplets.
Me voici désormais
à Berne, pour une "phase-jazz", entre improvisations et
maîtrisées compositions.
Une période
polyphonique pendant laquelle affûter quelques voix.
En rentrant
tranquillement, par un de ces soirs d'avant-Noël où une joie
généreuse réussit soudain à prendre le dessus sur les coups de
coude à la recherche des cadeaux perdus, il y avait, non loin, des
personnes dansant sur des airs délicieusement démodés, entraînés
par force vin chaud.
Ce matin, avec mon
café, c'est Pascal Quignard qui m'a déplié les dernières lignes
de ce déblogage:
"Sur la rive où le hasard m'a
fait naître, je ramasse de tout petits bouts d'existence. C'est de
l'ordre de la collection arbitraire, plutôt que de la compréhension.
Mes lectures m'inspirent et m'égarent en même temps. Lire, c'est se
laisser emporter. C'est une perte de contrôle, une désorientation
qui peut tout à fait angoisser des êtres humains. Tout le monde
n'est pas capable de perdre le nord. Lire est tout sauf une
expérience tranquille. C'est une exploration périlleuse qui
provoque des lésions bien réelles, et perturbe l'intégration dans
la société. Je n'oppose pas lire et vivre. Mais il faut savoir
qu'on lit à ses risques et périls."
1 Comments:
Magnifique!!!
Bisous
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