Arrivée à
Yverdon, le premier jour de l'an nouveau, accueilli par un temps peu
avenant. Un mec, allongé complètement de travers, donnait
l'impression d'avoir coincé sa tête et son poing, qui avait dû lui
servir initialement d'oreiller, dans l'espace entre deux bancs.
L'ayant repéré depuis le train, je suis allé m'enquérir de son
état, constatant vite qu'il était fidèle à ce que j'avais
supposé: déplorable.
"Hé mon gars, il commence à
pleuvoir, tu veux pas bouger un bout avec moi, on va te trouver un
abri?!?"
Pas de réaction
pendant de longues secondes, puis un frémissement et un grondement
sont venus m'indiquer qu'il y avait encore de la vie dans cette masse
peu conforme.
"Gentil, très gentil."
"Là n'est pas la question, mon
vieux, t'es en train de te ruiner la nuque, là. Entre autres réjouissances."
"Gentil, très gentil."
J'ai épuisé mon
bagage dialectique en dix minutes, obtenant pour unique réponse:
"Gentil, très gentil."
Ses yeux se sont
ouverts une seule fois, un battement de seconde, vision peu joyeuse
qui ne m'a pas permis d'apercevoir de pupilles, juste du blanc,
vitreux. Une vue sur le gouffre qu'est devenu ce gaillard ne sachant
plus trop pourquoi continuer de vivre.
Pour un peu plus de
légèreté, j'ai repensé à deux jeunes universitaires, dans le
train, spécialement à une des deux qui, après avoir parlé de tout
ce qui avait trait à Batman et à son univers, avait inventé un
verbe pour parler d'un film qu'elle n'avait pas vu, elle avait sorti un néologisme de son paquet de clopes avec le plus grand naturel. Elle savait juste
que, au bout d'un moment, "ça s'ambiguë". Ben tiens.
Leur
conversation continuant, l'autre donna son point de vue sur le
comportement apparemment peu adéquat qu'un de ses amis avait eu, le soir précédent. Elle le déplora en en enrobant son propos de délicatesse: "Bon,
pour moi c'est pire grave, parce que je suis hyper à cheval sur la
politesse et le respect." Si elle le dit.
Malgré le temps
pourri, la serveuse de l'Intemporel était en train de monter la
terrasse; elle s'appliquait beaucoup, cela avait l'air d'être une
affaire de millimètres.
"Bonjour, eh bien dites-moi,
c'est une installation d'art contemporain que vous nous préparez
là?!? A quelle heure se tiendra la performance?!?"
"Pardon?!?"
"Je me demandais juste si vous
deviez vraiment vous donner tant de peine, vu que le ciel ne va
probablement pas nous permettre de profiter de l'endroit."
"Ah, non, c'est qu'il veut
qu'on la monte par tous les temps, pour les fumeurs, par solidarité
pour les fumeurs."
J'ai continué ma
route là-dessus, méditant sur la sagesse du patron de la place. J'y
suis vite revenu. C'est qu'il n'y avait pas tout à fait l'embarras
du choix pour boire un café, ce jour-ci, Barraquinha était fermé, et puis madame était charmante.
En faisant demi-tour, je me suis arrêté sur la place Pestalozzi,
pensant à ceux qui me disent que je suis rudement sévère avec le
chef-lieu du nord-vaudois, que la cité n'est pas si entièrement
dénuée de charme. Ma volonté de magnanimité s'est heurtée à la
face affreuse du Temple, à sa pompe hors-de-propos. Je ne me suis
pas senti plus clément quand j'ai regardé le château.
Erri De Luca est né
à Naples, mais il vit depuis de nombreuses années dans les environs
de Rome. Il dit qu'il ne se sent de nulle part, mais qu'il connaît
sa provenance: Napoli. Tabucchi pensait que Lisbonne, où il a vécu
des années, est une ville de départs, pas d'arrivées.
Je proviens de la
rive nord du lac de Neuchâtel, c'est une certitude; il y a une foule
de voix et de souvenirs qui s'y débattent. Mais je retournerai
toujours à Lisbonne, qui m'a appris qu'il y a des ailleurs qui
permettent de se confirmer, de se compléter.
Mon écriture se
cherche entre ces deux lieux de naissance. Elle a le temps.
"Pas
besoin de mettre le nez dehors pour savoir s'il y a du vent, je n'ai
qu'à regarder le bambou, devant chez les Guilloud, et suivant de
quel côté il est à plat ventre, je sais à quoi m'en tenir."
Dodo chez ma
grand-mère, qui m'a parlé, avant que j'aille me coucher, d'un des
amis de mon oncle qui est un sacré "bicandier".
"?!? "
"Il avait une petite nénette
toute chou, mais elle l'a trouvé deux fois au lit avec une autre. Un
vrai bicandier j'te dis!"
Ça c'est pour ce
qui donne à rire. Pour du plus sérieux, monsieur Paulet et ses cent
ans ont dû être hospitalisés des suites d'une septicémie. Ma
grand-mère pense qu'il va finir ses jours, et du coup redéfinir ses nuits, loin de chez lui.
Pas une
bibliothèque sur le point de brûler, mais tout un pan de Champagne
s'en ira avec lui. Tout un plan, aussi, celui de la bourgade quand elle n'était qu'un pointillé de vieilles bâtisses, quand ses prolongements n'avaient pas encore ahané de fort disgracieuses varices.
Voilà deux
semaines que j'habite à Berne. Il n'aura pas fallu plus de trois
jours à la capitale pour déloger Fribourg, qui était pourtant
solidement attelée à mon coeur. Cette ville a non seulement un
centre magnifique, mais elle cernée de vert, avec l'Aar la
traversant d'une coulée de douceur. Un doux miracle pour le jogger
fou que je suis.
Partant un matin à
la découverte d'un quartier périphérique que je ne connaissais
pas, j'y ai découvert coup sur coup deux cafés très sympas. Je me
suis arrêté dans le deuxième, ai sorti de ma besace un des livres
que j'avais sélectionnés dans ma horde. Pour lancer ma lecture en
grande pompe, la ligne de démarcation entre soleil et pluie s'était
arrêtée exactement au-milieu de la paroi vitrée qui me faisait
face. C'est sur cet aperçu puissant que j'entrais dans les sillons du
papier.
Après le premier
paragraphe, je savais que j'étais avec un ami. Les suivants
s'empressant de le confirmer.
"J'ai exploré la double
fourche de la vallée d'Hérens, accrochée comme un mobile de Calder
à quelques sommets glacifères. Pendant des mois. Depuis des années.
Dans ses cavités, sa quincaillerie d'us et coutumes, dans ses
communes en suspension, j'ai ramassé le tout-venant, le débarras,
le laissé-pour-compte. Un plein chargement de matières
hétéroclites.
Je vais n'importe où, en croyant
savoir où c'est. Pas d'aventures. Je n'ai rien à conquérir. Mais
tout à découvrir. Un affectif de l'infime. Sans fièvres. En
raclant de tous côtés, je n'ai pas rencontré de spectacles, mais
la dérive désormais discrète d'une double rivière que les
montagnards ont pris l'habitude d'abandonner aux pêcheurs depuis la
naissance des barrages."
Raymond Farquet,
"Les funérailles d'une herbe". Un propos, une approche, un
regard qui venaient mettre la main sur l'épaule des textes qui un
jour naîtront de mes doigts, où on sentira beaucoup Champagne, son
bois; aussi le tablier du balcon du jura, ses émois.
2 Comments:
le seul moyen que j'ai trouvé pour te faire un petit coucou pour la nouvelle année.même si la porte d'entrée est fermée (merci aux voleurs) il y a toujours une place à notre table et dans nos coeurs. Bisous Taratata
Salut Karim!
Merci pour ce beau texte!
Toute belle année 2013 à toi au bord de l'Aare entre nuages et soleil, lectures et écritures, travail et détente... et le plaisir de te lire.
Amitiés,
Claire
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