Il a
souhaité écrire une dernière chose avant de s'en aller. On lui a
tendu un serviette qui était à portée de main. Il a concentré le
peu de force qui lui restait pour noter le titre d'un de ses poèmes,
un des plus connus; des lignes qu'il avait dédiées à Ruy Belo,
autre poète portugais lumineux.
Estou vivo e escrevo sol.
Je suis vivant et j'écris
soleil.
Atonio Ramos
Rosa est entré dans le mystère de l'après à 88 ans. Il avait
écrit et traduit, beaucoup, longtemps; s'était rapproché du
silence il y a quelques années déjà.
"J'écris des vers à
midi
et la mort au soleil est une
chevelure
qui passe en froides
nouvelles sur ma face de vivant
Je suis vivant et j'écris
soleil."
De fait, le
ciel a été bleu le jour de sa mort, sur Lisbonne, puis le
lendemain; les étincelles de l'amitié m'ont alors permis d'étirer
mes retrouvailles, que l'actualité maquillait en funérailles,
jusqu'au Cabo Espichel.
Nous sommes
rentrés un peu trop tard pour aller écouter l'éloge funèbre tenu
par le père José Tolentino Mendonça, poète également. Dans son
dernier recueil, on trouve cette chute, dans un poème
intitulé "Ceci est mon corps":
"Je
n'apprends pas avec le corps à me lever,
j'apprends à tomber et à
questionner."
Après avoir été rayonnant de bleu, le toit de la ville a commencé à se gorger
d'eau et d'obscurité.
Cinza;
cinzenta.
Gris;
cendre.
Deux termes
dont l'écho se confond dans le même tunnel, en portugais. Et il y a
de cela, dans cette cité si mal pensée pour affronter
les intempéries, quand des nuages chargés y déversent leur
chagrin: le magma d'un cendrier qui aurait débordé, dispersant
restes de fumée et mégots plus ou moins consumés.
Mes journées
ont alors consisté à déambuler un peu hagard, animal éminemment
diurne évoluant dans une ville barbouillée de nuit à toute heure,
dans un assemblage brinquebalant de ruelles pavées aux allures de
mâchoires édentées. Mes chevilles slalomaient le long de gencives
fatiguées d'avoir trop chiqué de tabac froid.
A la Praça
do Comercio, un matin, Lisbonne s'est incarnée dans un mec beaucoup
plus proche du bout du conte que de sa prise d'élan. Il était
habillé d'un complet vert éclairci par les décennies ainsi que
d'un chapeau noir. Il arborait une superbe barbe blanche entourant un
sourire dépourvu d'émail. Il vendait du shit, une barrette qu'il
prétendait en être.
"J'aime pas trop ce
genre de truc, mon vieux."
"T'as
raison, fils, mais tu sais, c'est rien de bien méchant, juste des
herbettes." m'a-t-il rétorqué en me mettant une main sur
l'épaule.
Il est
reparti chercher des pigeons, j'ai laissé ma tête voltiger jusqu'à
l'autre rive; entre deux, quelques racines du ciel ont intercepté
mes pensées, en ont pris soin; des colonnes de soleil, lumineuses
trouées dans le dense plafond cotonneux projecteurs éblouissant des
scènes mobiles, sans personnages.
Je suis vivant et j'écris
soleil.
Après cette
parenthèse aux abords du Tage, je suis revenu dans le cadre de mes
premiers désamours. M'appliquant à connaître Yverdon par sa
périphérie, par les zones qui lui sont entrées et sorties, je me
dis une fois de plus qu'il est en fait aussi difficile de délimiter
une ville qu'une vie, pour qui ne jure pas que par cadastre ou
bureaucratie.
Ces
réflexions prenaient une tournée post-apocalyptique, une fin
d'après-midi où je courais dans la plaine de l'Orbe, écoutant "Le
Labo" consacré à l'exposition Stalker, à la Maison
d'Ailleurs. La bande-son tirée du film de Tarkovski, ainsi que les
propos de différents contributeurs, collaient bien avec cette
ancienne zone marécageuse, coincée entre entame du Jura et autoroute,
quadrillée de champs qui, loin du printemps, s'encrassent petit à
petit de tristesse et de solitude, souvent empêtrés qu'ils sont
dans la "peuffe" légendaire de l'endroit.
Goélands et cormorans font partie des rares variations maritimes des
contrés helvétiques. Il y avait une nuée des premiers nommés qui
suivait un tracteur, un matin d'août, rappelant la fameuse
conférence de presse donnée par Cantona après son attaque aux
pieds cramponnés contre un spectateur désobligeant. "Quand
les mouettes suivent un chalutier, c'est qu'elles pensent que des
sardines vont être jetées dans la mer." Il doit y avoir
des pêcheurs du coin qui se déguisent en paysans à moteur.
Pourquoi pas.
Un cormoran solitaire somnole souvent dans un petit cours d'eau près de chez nous. Je me
demandais ce qu'il faisait par ici, sans une plume de pote à
l'horizon, avec sans doute pas grand chose à se mettre dans le bec.
Il me l'a noté sur la tendresse d'une pierre.
Je suis
vivant et j'écris soleil.
Ma bougeotte
se soignant assez mal, j'ai vite fait un petit aller-retour en
Autriche. Dans le train pour Vienne, il y avait le fantôme de
Patrice Chéreau qui voyageait non loin de moi. Quand je l'ai
remarqué, je me suis approché pour m'asseoir à ses côtés. On
aurait cru qu'il m'attendait. Il m'a raconté la projection de "La
reine Margot", dans Sarajevo assiégée, il m'a dit combien il
était fier de cette intrusion de l'art et de la beauté dans une
réalité ensanglantée. J'ai fantasmé alors une pièce de Wajdi
Mouawad jouée à Damas, en boucles; la poésie qui hurle-rirait au
nez de ce qu'on ne sait pas comment qualifier.
Puis je me
suis dit que c'est ce que Wajdi fait en permanence, crier des vers
qui sauvent dans le champ-de-bataille que sa tête et son cœur sont
à jamais, enjoints de par le trop-lieu de leur naissance à ne
jamais pouvoir choisir entre haine et folie, contraints de sauter de
l'une à l'autre avec un pistolet dans la gorge.
Mais
cueillir et arroser des fleurs sur les entrailles du béton armé.
Je suis vivant et j'écris
soleil.
Il y a ce
poème de Darwich où le poète, à la soldate
qui, à l'intérieur de Jérusalem, lui demande si elle ne l'a pas
déjà tué, répond ceci:
"Tu m'as déjà tué,
oui; mais, comme toi, j'ai oublié de mourir."
Chéreau
a-t-il lu des livres de Christian Gailly, a-t-il prêté une oreille
douce et distraite aux partitions teintées d'humour et de mélancolie
de celui qui était devenu un des anciens de chez Minuit, où
publiait son brûlant ami Koltès?!?
Le paysage
défilait pendant que mon esprit divaguait. J'étais bien, avec cette
petite constellation de créateurs fraîchement disparus.
Nous sommes
devant et nous écrivons contre le sommeil de l'esprit, m'a affirmé
Chéreau.
Quand je me
suis extirpé de mes rêveries, on était à Salzburg. Salzburg où
j'étais déjà venu grâce à un bon de voyage que m'avait offert ma
maman. Je me souviens, dans le train, d'avoir lu "Die Stille ist
ein Geräusch", de Juli Zeh; "Le silence est un bruit";
une sorte de carnet tenu alors que, étudiante, accompagnée de son
chien, elle était allée confronter son regard aux ravages d'un pays
sortant d'une guerre fratricide. On en revient à l'omnipréence de
la violence.
Le pape
François, qui a finalement accordé un long entretien accessible en
ligne, a qualifié l'église d'hôpital de campagne après la guerre.
Une formule à l'humilité bienvenue avancée par celui qui s'est
déjà signalé par quelques coups d'éclat contre les absurdités
protocolaires, par celui qui est allé rappeler, peu avant la
tragédie, combien le Prix Nobel de la Paix attribué à l'Union
Européenne se noie chaque jour tout près de Lampedusa. Dans les
références intellectuelles que le pape met en avant, il mentionne
différents auteurs: Dostoïevski, Hölderlin, Borges et Cervantès;
des peintres: Chagall et Le Caravage; il ajoute apprécier Beethoven,
Bach, Mozart et Wagner.
Obama et
Ségolène Royal, qui citent Paulo Coelho pour appuyer leur propos,
seraient bien inspirés, en tant que "leaders politiques"
de ce monde infiniment compliqué où l'économie étrangle le vivre
ensemble, de ne pas craindre de nourrir leur esprit avec autre chose
que des conseillers en communication et qu'un gentil auteur de
paraboles sucées et re-sucées.
Ils pourraient
commencer par le jouissif "La Reine des lectrices" d'Alan
Bennett, dans lequel le quotidien bien huilé de la Queen Elisabeth
est mis à mal par la plongée dans l'univers des livres: "Bien
sûr, dit la reine. Mais être briefé ce n'est pas lire: c'est même
exactement l'inverse. Le briefing doit être concis, concret,
efficace. La lecture est désordonnée, décousue et constamment
attrayante. Le briefing vise à clore une discussion, la lecture ne
cesse de la relancer."
Dans un café
de Salzburg, deux personnes étaient venues me demander ce que je
lisais, intrigués par l'intense plaisir que semblait me provoquer la
compagnie de ces pages.
C'était
"L'histoire de l'amour" de Nicole Kraus. Un roman
polyphonique qu'elle a dédié à Jonathan (Safran Foer, lui aussi
romancier génial), "ma vie", et à ses grands
parents, "qui m'ont appris le contraire de la disparition."
Apprendre le contraire de la disparition, c'est ça. Conjuguer poésie
et hérésie. Transmettre l'importance des marges, du hors-cadre et
du hors-champ.
Être un vivant grandi par la mort, écrire un soleil dansant avec le
brouillard.
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