La
vieille dame était à moitié sur la route, le bus à moitié sur le
passage-piétons; ayant remarqué qu'elle était déboussolée, le
chauffeur s'était arrêté, avait descendu la vitre. On ne
comprenait pas ce qu'il lui disait, mais on voyait qu'elle ne
répondait pas vraiment, qu'elle parlait pour elle, pour faire taire
quelques bourdonnements dans sa tête. On devinait qu'elle était à
moitié en déroute. Elle était finalement montée, était allée
s'installer tout à l'avant, avait dit au chauffeur qu'elle était un
peu perdue. Après cinq minutes:
"J'ai rendez-vous
à la place Bel-Air, c'est là que vous allez?!?"
"Non, c'est là
que vous étiez."
"Ah, bon ben
alors je vais faire le tour avec vous. J'ai pas l'habitude, vous
comprenez?!? Mais les billets, le samedi, sont valables une heure,
c'est juste?!?"
Un
peu derrière, une jeune fille, très calmement, disait à quelqu'un,
au téléphone, de ne pas hurler. Elle ressemblait à une caissière
de la Migros, qui avait pris dix minutes pour déplier tous les
tickets de caisse chiffonés, dans sa corbeille à papier. Le motif:
un mec, qui avait d'abord dit ne pas avoir besoin du sien, après
l'avoir observé pendant 30 sencondes, s'était ravisé, des fois que
le truc qu'il avait pris en action ne soit plus bon.
C'est
pas bientôt fini, ce cirque.
Dans
le train, alors que, vis-à-vis de moi, se trouvaient trois jeunes
affublés de piercings, tatouages et gadgets désopilants, qu'ils
parlaient pub et autres créations vomitives de ce siècle au début
duquel je radote, en face, une dame lisait la Bible, récitant des
passages tout bas, comme des mantras à même de la protéger. Je lui
ai souri en prenant une pastille à la menthe, me disant que nous
faisions la même chose : on tentait de se rafraîchir comme on
pouvait.
Parfois
ça marche, parfois ça péclote. Quoiqu'il advienne, on continue
notre trotte.
Parlant
foulées, on les a enchaînées, avec Mollets et mister Marc; on
s'est mis une pleine rasée de crêtes du jura dans les mirettes et
dans la carcasse. Douleurs et bonheurs en tous genres auront fredonné
à nos côtés pendant notre périple. On a serré les dents par
moments, manqué perdre nos mâchoires à d'autres; c'est que le
Creux-du-Van, en fin d'après-midi, avec un pain façonné mains et
un fromage de chèvre made by Maïté, on peut dire, si vous me
passez l'expression, que ça le faisait. Ca le faisait bien, très
bien même.
Ces
dernières semaines, je suis pris, pour différentes raisons
(au-milieu de quoi plane aussi un peu de déraison), dans une sorte
de mouvement perpétuel. Un terme qui me rappelle Pavel Nedved,
l'infatigable milieu-de-terrain tchèque, qui a gagné le Ballon d'or
en 2003. C'est assez rare que ce prix consacre un joueur de son
acabit pour que je m'en rappelle. Ce type était au service du
collectif, un "gratteur", comme on dit, doublé d'une
aisance technique et d'une vision du jeu qui lui permettaient de ne
perdre que très peu de ballons. Pavel, salut mec.
J'ai
pensé à lui, à ses harcèlements sur le porteur du ballon, à sa
justesse dans le placement, à sa subtile lecture du jeu, en
parcourant des pages d'un de ses compatriotes, Jaroslav Seifert, poète de son état,
Prix Nobel de Littérature en 1984. Il a écrit ceci dans "La
chanson d'un intermède".
"[...]
Mais la vie ne marche
pas sur la pointe des pieds;
parfois, elle nous
secoue dans tous les sens
et frappe des pieds.
[...]
Et pourtant, je
connais des vers
puissants comme une
incantation de l'enfer
qui défonceraient les
portes du paradis.
Je les ai chuchotés à
des yeux surpris.
[...]"
Nedved
me venant d'abord en tête, j'ai ensuite rigolé en me disant que
c'est peut-être ce que le Brésilien Cafu lui avait chantonné, la
fois où il lui avait fait manger trois sombreros (sans que le ballon
touche le sol, on le fait passer par-dessus la tête de son
adversaire; qui devient chèvre) de suite, l'air de rien.
C'est
pas bientôt fini, ce cirque.
Une
fin d'après-midi, alors que j'arrivais à Montreux, je m'étais dit
que j'allais enfin m'asseoir un moment sur la petite terrasse
couverte se trouvant au bord du "raidillon" que je gravis
pour me rendre chez Jean-Luc. La seule table libre (il n'y en a que
trois en tout) était encore mouillée des averses intermittentes de
la journée. Était assis à une autre le sosie de Tabucchi. J'ai dû
faire un effort pour ne pas paraître trop surpris. Après avoir
demandé si ça ne le dérangeait pas, je me suis assis en face de
lui. On s'est toisé gentiment, puis avons parlé de livres, des
surprises de la vie, du Chili. J'ai vite été conquis. Il est
parti avec mon adresse et, évidemment, le titre de quelques bouquins
que je n'avais pu m'empêcher de lui recommander. Déformation
passionnelle loin d'être occasionnelle.
Pour
ses 80 ans, j'ai embarqué ma grand-maman dans deux jours de
vadrouille. De Fribourg à St-Moritz en passant par le col du Julier,
puis retour ferroviaire avec courtes escales à Coire et St-Gall.
Cela m'a permis d'apprendre, entre autres, que "les martinets
ressemblent aux hirondelles, mais sont plus grands, tout noirs et
ont les ailes comme des avions. A Champagne, il y en a vers chez
Bernard, mais pas au village. Peut-être qu'ils sont là parce qu'il
y a l'Arnon tout près."
"T'as vu comme
les arbres sont tout maigrichons, ici! Impressionnant la hauteur
qu'ils doivent pousser pour avoir un peu de lumière!!"
J'ai
appris à repérer le cri du Choucas, à apprécier que la campagne,
par endroits, pouvait être comme "faite au pinceau".
Parlant
d'un article que nous avons concocté avec Luca, elle m'a dit qu'elle
avait envie de le lire, mais que sans ses lunettes, "les
lettres dansaient".
Ce
papier sur Pierre-Laurent Ellenberger, paru dans "La Cité",
m'a motivé à davantage me consacrer à d'autres projets d'écriture,
dont la plupart auront Luca pour compère et repère.
"Ton
origine est dans ce que tu vas faire. " Sophocle dixit.
Piazzolla
à Galliano, après l'avoir entendu jouer un tango avec Nougaro: "Un
musicien doit puiser dans son terreau culturel. Vous jouez trop à
l'américaine." Après quoi Galliano retourna s'imprégner
davantage de bals musettes et autres guinguettes, pour trouver un son
et une manière de déplier les notes qui soit plus proche de ce qui
mijote en lui.
Dans
"Rosa Mystica" de Salaferte, duquel il n'y a pas grand
chose à retirer, un mot, tout de même, est venu me caresser la
joue; Google ne sait qu'en faire; remettons-nous en à sa douceur:
"le clapèlement de l'eau." Comme un clapotis qui
hèle.
André
Gide à Eugène Dabit, suite à la lecture de son manuscrit intitulé
"Hôtel du Nord", dans lequel l'écrivain, issu d'une
couche populaire qui avait peu voix au chapitre ès publications, se
proposait de donner à voir et sentir l'ambiance et les historiettes
de ce lieu miteux tenu par ses parents: "Il y a un tas de
paillettes d'or dans votre récit, des phrases ininventables qui
parfument la page entière."
Des
phrases ininventables qui parfument la page entière, j'y fonce la
tête la première.
Du
coup, je ne serai plus beaucoup par ici; ou peut-être si, mais juste
pour y copier quelques extraits de livres que je parcourrai, pour y
déposer quelques photos que je grappille paresseusement tout au long
de l'année, pour, de temps en temps, partager avec vous des saynètes qui m'effleurent.
C'est
pas bientôt fini, ce cirque.
Aux
alentours de minuit, rentrant d'une expédition pendant laquelle
beaucoup de souvenirs avaient croisé le fer, au gré du courant de
l'Aar et du sommeillant du lac de Zürich, mes pas ont suivi, à
rebours, une piste composée de cœurs dessinés à la craie. Tous
les cinquante mètres, une inscription amoureuse en suisse-allemand.
Chaque fois je me retournais, dans la mesure du possible la
déchiffrais. Cela s'arrêtait tout près de chez moi. Ne m'était
donc pas destiné.
Longeant
ce sentier éphémère, j'avais fait une pause, m'étais assis sur un
banc, devant le sympathique café Parterre. J'y avais noté
quelques impressions fugaces, avais laissé se nuager sur le papier
des bribes de ma journée. Avais relu quelques poème de Manuel
Antonio Pina, grand homme avec qui je vous ai déjà bassiné quelques fois.
Ceci, ci-dessous, est de lui; voici, voilou:
"Só quero um
sítio onde pousar a cabeça.
Anoitece em todas as
cidades do mundo,
acenderam-se as luzes
de corredores sonâmbulos
onde o meu coração,
falando, vagueia."
"Je veux juste un
endroit où poser la tête.
La nuit prend place
dans toutes les villes du monde,
s'allument les
lumières de corridors somnambules
où mon cœur,
parlant, flâne."
1 Comments:
Karim,
C’est une joie la lecture de ton article dans La Cité, hommage à un grand mais pas bien-reconnu personnage !
Comme ta Grande-mère, à qui les lettres dansaient devant les yeux ,moi aussi j’ai du recourir à mes lunettes, dont les lentes , se couvrant tout le temps d’une légère rosée, compliquaient ma lecture…J’insistais .. C’était l’ordinateur‘, les lunettes , ou quelque chose de magique mise là de vous deux ?
info .La casa Petrarca si peut visiter depuis le 18 Septembre 2013 pour quelques semaines ,si il n’y a pas de contretemps …
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