"Je
me trouve dans un temps impensable, je suis arrivé à la maison et
la maison était vide, ceci dit, les signaux de celui qui y habitait
se maintenaient - les lunettes sur la table de chevet, le livre avec
le marque-page, la valise faite pour les vacances, l'étui avec la
poudre et le rouge-à-lèvres - mais elle était morte la personne de
ces signaux, je traverse cet arrêt soudain comme un étranger,
j'ouvre la porte de la chambre et appelle: maman: le son du nom mange
les résidus de ta présence, l'ombre pèse sur le mot, mais ne
l'interrompt pas, le prolonge jusqu'à le rendre insupportable.
Je
pleure à voix démesurée.
Par
la fenêtre, le jardin m'épie.
Couchée
sur le lit, Emilia voit le plafond, de biais, s'abaisser vers son
corps, l'aggloméré peint en blanc, pontillé de pores où l'encre
n'entre pas. Le plafond est une maladie: grains de beauté, verrues,
cicatrices. Elle entend, sur les tuiles, la chiure des moineaux, le
froissement de leurs ailes, et elle pense: cette merde n'isole pas.
Elle s'assied fatiguée. Elle s'assied toujours fatiguée.
Aujourd'hui, plus que d'habitude. Elle a rêvé de la mort de Manuel
et elle n'a rien vu dans ce rêve. Elle a entendu le rêve : un
son : celui du canif pour la barbe tombant sur la poitrine de
Manuel déjà mort.
Elle
se tourne, lentement, en direction de la fenêtre, les coudes
enfoncés dans la table, la peau écrasée contre le relief de
visages, ailes, poissons, fleurs, qu'Emilia taille tous les jours
avec un petit couteau. Ça lui fait mal à la tête. La maison semble
l'écouter : la voix de la mère, dans la cuisine, est un son lointain tellement proche : l'intimité peut aussi naître de la
clarté atténuée par la distance. Face à la fenêtre, comme elle a
un œil aveugle, elle attend que le corps se résolve à réaliser ce
qu'il a déjà décidé, mais le corps est séparé de sa décision
et elle continue immobile à observer la lumière qui l'aveugle. Les
noms ne se résolvent pas dans la forme du monde. Je ne déchire pas
la lumière : elle murmure. La lumière opaque. Peut-être
réussira-t-elle à se lever quand la voix de la mère s'approchera.
Elle saura qu'elle s'approche, non parce qu'elle entend mieux ce
qu'elle dit, mais parce que le son devient plus grand : un mur
de son qui la suffoque. Elle va pouvoir parler. La lumière ne
décroît pas, l'aveuglement est à son intensité maximale. Pas de
sons qui viennent de l'extérieur, il est trois heures. Le temps est
une goutte d'eau prompte à se détacher. Elle la voit, pas l'endroit
qui l'assure, une goutte qui se détache de l'opacité lumineuse du
monde. Maman : elle pense dire, pourtant elle n'articule pas le
mot, elle entrouvre la gomme des lèvres, elle l'entend se casser et
se recueillir sur la peau des lèvres, la bouche devient froide, le
froid trace en elle sa forme, de froid ? de bouche ?
-Francelina.
Ils
l'appellent.
-Francelina,
où es-tu ?
les
pieds, à l’intérieur des bottines, sont tout le poids. Elle se
lève, avec effort. Le corps oscille, pris au plancher. Elle regarde
le plancher et se voit reflétée dans la cire qui le couvre, ébauche
verticale et dangereuse.
- je suis une tache.
il ne lui est jamais rien arrivé de grand, elle a vécu ce que
tous les gens ont vécu. S'ils l'interrogeaient au sujet de la
passion, elle répondrait étonnée que l'amour dévie les yeux des
noms,
elle se tourne vers la fenêtre :
- toute la vie le même ciel, celui-ci, contre lequel je
vieillis.
Parfois, je me réveille et je t'entends bouger dans la
chambre : la maison reconstitue l'habitude des sons. Je me lève
et je vais dans le corridor : mes pas dévorent le chemin :
jamais je ne pourrai revenir.
- quel voix est cette nuit une énigme ?
- mais ce n'est pas la nuit.
- c'est ma voix réduite à ton nom, c'est ton nom, obscur, qui
s'amplifie
la nuit est un nom, un écho noir multiple.
Manuel.
je n'aime pas, je ne déteste pas, ce qu'il m'arrive et qu'ils
m'appellent de l'étage d'en bas : voilà la proximité :
un nom qui traverse la pauvreté des stucs fins, des murs de cloison,
des plafonds de pin bombé, un nom bombé par le pin, dispersé par
le sable du mortier, un nom qui arrête, blême, près de moi, pour
que je l'écoute."
Le début de "Cri" ("Grito") de Rui Nunes, que je tente de traduire. Un livre déstabilisant, puissant, foisonnant, dans lequel il faut accepter d'avancer sans repères, en étant bousculé par des voix qui se percutent sans se répondre, des odeurs qui se mélangent sans se confondre, des couleurs qui n'en sont pas vraiment.
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