"Je travaille par
fragments, incapable d'assumer un système. C'est ma chance. La cause
de tous mes ennuis. A force d'éviter l'explication claire au profit
de l'allusion, je marginalise tout ce que je touche. Sous prétexte
d'originalité, je m'exclus tout autant que l'universitaire le plus
hermétique. [...] J'habille le vide. Je colmate les brèches d'une
thèse mal assimilée. Je ne cesse de frotter le carrelage du
dictionnaire pour façonner des plâtres, dessiner des accessoires,
réveiller des surgeons d'enfance, des rognures d'humanité. Pour
replacer sur l'étagère de ma vallée un morceau de lyrisme égaré
sous les graviers de l'oubli. J'ai l'impression de lustrer les
cuivres d'un vieux placard."
Raymond
Farquet, que je vous ai déjà présenté il y a quelque temps. Là,
on est au début de "Sept cents ans de solitude". Là, j'ai
eu la confirmation que j'étais en compagnie d'un frère d'armes.
Vous pouvez aussi lire cet extrait comme un avertissement à ce qui va suivre:
attention, après plus d'un mois de silence, voici un déblogage à
rallonges, qui se prend les pieds dans des rebonds imprécis.
On
peut aussi le lire comme un rappel: n'oubliez pas, souvent, d'aller
voir ce que radote grand-papa Foglia. Lien toujours actif, quelque
part à gauche de cet écran. Je profite de cette parenthèse amicale
pour vous inviter à consulter ce site de Sandro Santoro. Le gaillard
est lancé dans une superbe aventure d'humanité et d'écriture; y
sourit, en plus, dans le titre d'un de ses projets, un clin d’œil à
Tabucchi, ce qui m'a conquis.
Je vous écris
depuis une heure qui ne sait plus très bien si elle est déjà
matinale ou encore nocturne, un gustion traînasse bruyamment dans le
quartier. Assis à mon bureau, j'entends ses délires se faufiler
entre des pépiements plus avenants. Est-ce un oisillon tombé de son
nid, qui, à peine arrivé au sol, s'est changé en un de ces dadets
à deux pattes que d'aucuns appellent être humain?!? J'ai guigné par la fenêtre, pour distinguer la silhouette en question; sans
succès. Mais ses fredonnements éthyliques vont mettre du temps
avant de me quitter.
Jusqu'à l'année
de ma naissance se pratiquait, en Suisse, un droit d'ingérence un
peu particulier, que l'on avait sobrement appelé "internement
administratif". Il s'agissait de placements en détention
d'individus considérés comme "paresseux", "déviants",
de "mauvaise mœurs ,... Avec de légères variations ou
interprétations suivant les cantons. Les vaudois, magnanimes, s'en
servaient surtout contre les prostituées et leurs souteneurs.
Le chanteur imbibé
de l'aurore, là-dehors, ainsi que quelques autres qu'il m'arrive de
croiser, ne savent probablement pas à quoi il ont échappé.
D'ailleurs, peut-être que cette variante carcérale aurait plu à
certains.
Il est probable
aussi que cela leur passe des kilomètres au-dessus de la tête, déjà
assez occupés qu'ils sont à se débattre avec une exténuante danse
de soi, décomposée par le vague à l'âme venant s'abattre contre leur
crâne.
Fin d'après-midi
dans un café fribourgeois. Il est là quand j'arrive, le buste
penché sur sa tasse de café vide. Les jambes croisées, il agite
curieusement le pied surélevé; rien de nerveux dans ce geste
répétitif, plutôt une immense fatigue qui soubresaute. Son regard
sonde une parcelle d'infini qu'il semble avoir repérée quelque part
à mi-hauteur. Mon salut n'a rien obtenu en écho. Soudain, il se
lève; toilettes d'abord, cigarettes ensuite. Une dame prend alors sa
place, se ravise du bout des fesses quand elle constate que le paquet
de clopes, sur la table, est pratiquement plein; de même le verre.
Sensation, pour ma part, d'une absence comme creusée, martelée. Une
béance telle, entre cet homme et le monde, que même les indices de
sa présence soupirent du vide. Il est revenu, s'est posté à
l'identique. Deux heures plus tard, quand je m'en suis allé et que
j'ai pris congé, il n'avait pas bougé; entre ses lèvres, à
nouveau rien n'a filtré.
Avant un match,
tout fourbu que j'étais, complètement "footu", même,
état dû à la précédente partie de jambes en l'herbe, j'ai donné
une pièce à une gitane, à Yverdon. J'ai pensé à Dominic, qui
m'avait dit le faire parfois en guise de porte-bonheur. J'avais
constaté combien cela fonctionnait, un jour où il avait exposé un tableau, de
manière remarquable, devant un auditoire parsemé.
Arrivant à la gare après une nuit blanche, le texte de sa prise de
parole pas encore terminé, il avait vu une femme en train de
demander qu'on l'aide; il avait plongé la main dans sa poche, se
disant qu'elle allait faire de même pour lui.
Il s'agissait d'une
toile qui n'est pas seulement une invite au regard, mais également à l'écoute. "La prédication de St
Jean-Baptiste" par Pieter Bruegel le Vieux (1566). Observation
et écoute attentives, voilà qui change tout, en histoire de l'art,
lors d'un repas de famille ou sur un terrain de foot. Liste
extensible à l'infini.
J'ai donc déposé
2 francs dans la main de la gitane, ou du moins de celle que je
prenais pour telle. Elle m'a laissé entendre qu'elle aurait préféré
un billet. Non mais tu te fous de ma gueule, a sifflé une
voix dans ma tête; la mienne?!? Puis je me suis repris, j'aime être
bienséant, même quand je suis mon seul public. Bonne fin de
journée, madame, ai-je corrigé, la prochaine fois que vous
me demandez un billet, je vous amène une pile de journaux gratuits,
avec un stylo et un briquet, vous en ferez ce que vous voudrez.
Quoi monsieur?!?
Non, rien, je délire parfois.
Quoi monsieur?!?
Quelques jours plus
tard, avec Luca, devant un étal de livres d'occasion, nous nous
sommes fait aborder par la (le?!? ça?!?) plus vieille toxicomane de
Lausanne. Elle a eu donné l'impression de venir d'Amérique du Sud.
Là, franchement, on dirait qu'elle vient de beaucoup, beaucoup plus
loin. Ou alors au contraire, peut-être n'est-elle précisément
jamais revenue d'un lieu qui m'échappe; à elle tout autant.
Vous auriez pas deux fois 5 francs,
c'est pour mon mari et moi?!? C'est pas facile vous savez?!?
Non, désolés,
en chœur.
Être désolé ça n'aide pas, vous
n'avez pas besoin d'être désolés. Je vous en prie, aidez-moi,
aidez-nous.
Je vous vois
depuis vingt ans, alors vous devez sans doute avoir mis sur pied un
système de survie assez efficace, ai-je enchaîné, pensant la
flatter.
Elle m'a regardé,
dépitée, avec ce qui, surnageant au-milieu de cernes
stratosphériques, doit malgré tout encore répondre à
l'appellation commune "yeux". Elle n'a pas insisté.
Vingt ans?!?
s'est étonné Luca.
Ouais, en tout cas, ça remonte à
mes premières expéditions shopping, quand j'étais ado, le mercredi
après-midi. Elle m'impressionnait beaucoup. Ça faisait déjà un
moment qu'elle était dans la place, d'après ce qu'on m'avait laissé
entendre. Elle a fait de sacrés progrès en français, ceci dit.
Ben alors, t'aurais pu le lui dire
et lui offrir un bouquin, au moins; ça lui aurait fait plaisir.
Tu crois?!? J'ai plutôt
l'impression qu'elle me l'aurait fait bouffer illico en me demandant
de bien vouloir ravaler mon inqualifiable sourire.
Petite discussion
avec monsieur Govi, alors que j'arrivais à Champagne. La zone où il
habite, tout comme mon oncle, est "menacée", à terme, par
un aménagement industriel d'ampleur. Cerise sur le gâteau: en
attendant, les propriétaires de parcelles paient l'étude, une étude
qu'ils n'ont pas souhaitée, une étude qui désormais prend leur
sommeil et leurs finances à la gorge, souvent. "On a
travaillé toute notre vie pour être tranquilles à la fin, et on
nous refuse ce droit. Qu'est-ce que vous voulez, c'est comme ça, on
ne fait pas le poids. Quoiqu'il en soit, je vais marcher une heure
tous les jours, parce que j'ai eu un pontage coronaire, il y a deux
ans. Allez, ça m'a fait plaisir de vous voir, à la prochaine! "
Je pourrais terminer là-dessus, ajoutant que c'est un privilège sans prix que
de pouvoir choisir un titre, voire plusieurs, à sa propre vie, mais
j'ai envie de partager avec vous un poème de Paulo Leminski, dont la
traduction boiteuse est de votre plumitif approximatif.
Mandei
a palavra rimar, J'ai envoyé la parole rimer,
ela
não me obedeceu. elle ne m'a pas obéi.
Falou
em mar, em céu, em rosa, Elle a parlé de la mer, du ciel, des roses,
em
grego, em silêncio, em prosa. en grec, en silence, en
prose.
Parecia
fora de si, Elle semblait à l'extérieur de soi,
a
sílaba silenciosa. la syllabe silencieuse.
Mandei
a frase sonhar, J'ai envoyé la phrase rêver,
e
ela se foi num labirinto. et elle s'en est allée dans un
labyrinthe.
Fazer
poesia, eu sinto, apenas isso. Faire de la poésie, je sens, à
peine cela.
Dar
ordens a um exército, Donner des ordres à une armée,
para
conquistar um império extinto. pour conquérir un empire déchu.
Jacques Ancet parle de la traduction comme d'un geste d'amour. Voilà
qui me convient à un moment où, suivant les élans de mon cœur,
mon centre de légèreté, celui qui contrebalance le trop
pragmatique et concret centre de gravité, s'est considérablement
déplacé, se rapprochant de la place de jeu de mon enfance. Eh oui.
Traduire plus, mieux, depuis l'endroit des mes premiers pas, en écho
à ceux d'aujourd'hui et de demain.
Walter Benjamin estimait que l'écriture nécessite, parfois, un
"embrouillamini" de voix. Il y en a un, en moi, pas le
moindre doute à ce propos. Il bourdonne chaque jour davantage,
chaque fin de nuit il est plus précis. Reste à en faire un
brouillard magnifique.
3 Comments:
Comme me l'a bien gentiment fait remarquer la musaraigne,le néologisme "desencontrários" joue aussi avec le mot "contrários" (contraire); il convenait donc d'inventer un titre qui prend en compte cette subtilité.
Elle ajoute que "falar em" peut, en portugais, aussi signifier "parler de", dans un sens moins "exclusif" que "falar de" (pendant la conversation, nous avons "parlé de la mer" -au hasard-, mais ce n'était pas le sujet principal) ; s'ensuit une traduction qui "sonne" mieux en français, même s'il est dommage de perdre cette jolie nuance répétitive de l'original.
Merci m'dame!
Je persiste à croire que tu aurais dû lui donner un billet authentique au lieu d'un billet de blog. Hihihi !
puis-je suggérer à l'auteur d'utiliser une police de caractère une ou deux tailles plus grande ?
L'espace est pratiquement gratuit sur Internet :-)
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