La longue respiration du lac est à nouveau tout près, je
l’espère impatiente d’accueillir ma joie retrouvée. Si l’humidité n’avait pas
aussi été scandée par le ciel, dimanche matin, c’est sur un banc du port que je
serai allé tâtonner ces quelques lignes.
Des gouttes tapotaient sur la table de Luca et Caroline,
celle qu’il faut déplacer légèrement pour les joutes ping-pongistes ;
elles égrenaient une pincée d’images s’étant ourlées entre Lisbonne et
Cudrefin, avec une parenthèse étirée dans le sud-ouest de la France.
Estrella de Ouro, ancien quartier ouvrier de Graça ; on
y est passés avec Adam et Benoît, envie de leur montrer cette petite
incongruité sertie de fer forgé. A une fenêtre, une dame nous ayant dit qu’il
n’y avait pas de sortie où nous allions, j’ai profité de cette brèche ouvrant
sur des fragments de passé pour discuter un moment avec elle.
92 ans au compteur, née dans l’appartement où elle survit
encore ; peut-être aurait-elle dit « surnage », parce que oui,
cela semblait laborieux. Elle m’a avoué être triste qu’aucun effort ne soit
fait pour que cet endroit reste présentable. Elle m’a dit qu’elle n’en pouvait
plus de voir ce mur en face de chez elle. Elle m’a dit :
« Je ne suis pas
encore morte parce que ça ne s’est pas encore donné. »
Drôle d’écho à ceci, dans une église paloise, deux petites
semaines plus tard : un type « pas très frais », quand nous
l’avons croisé en entrant, a répondu à mon bonjour par un « Salut les
morts » du plus bel effet. Il semblait, comme beaucoup de cabossés de la
vie, osciller entre deux mondes, un pas le précipitant dans l’un, le suivant dans
l’autre, sans qu’on puisse dire que cette alternance rétablisse la manœuvre. Il n’y avait plus de gouvernail, plus que du
désœuvrement, porté par un écœurement diablement contagieux ; le capital
sympathie envers nos épaves n’est pas très élevé. Il en faut pourtant pour tous
les dégoûts.
Valse à mille temps entre ceux qui ne sont pas encore morts
parce que ça ne s’est pas encore donné, et ceux qui ne sont pas encore vivants
parce qu’ils ne se sont pas encore donnés. Donnés à quoi ?!? à la vie,
précisément, à son incertitude mouvementée, à sa fraîcheur étoilée.
Pierre Landry, le monumental libraire de Tulle, lors du
crochet-express pour le saluer, entre Gironde et lac de Neuchâtel :
« Quand j’ai dit
à mon fils, qui a 26 ans, que je suis effaré par le niveau de méconnaissance et
d’inculture que génère le système éducatif français, il m’a demandé ce qu’il
faudrait faire, selon moi, pour y remédier. Ce qu’il faudrait faire ?!? Eh
bien il faudrait faire,
précisément. Et ça ne commence pas à 15, 20 ou 25 ans, ça commence à 5
ans, en se rappelant que l’enfant qui est devant nous, il est important de tenter
d’en faire quelqu’un capable de penser, d’analyser, de prendre de la distance,
pas juste le maillon d’une chaîne d’écervelés informatisés. Il faut faire, moins parler pour ne rien dire, moins
technocratiser, faire. »
L’enseignement devrait servir à former des gens « pas trop
cons », dirait Foglia, affligé que les débats, à ce (ca)niveau-ci, se réduisent
si souvent aux coûts, si rarement aux principes fondamentaux ; le projet
éducatif, quand on l’entend comme la colonne vertébrale d’une société, ayant
tout à gagner à ne pas être que productif et économiquement rentable.
Saint-Girons, Ariège ; jour de marché. Alors que les
étals étaient en train de se monter, un des cafés attenant était déjà en partie
animé. Cinq types défaisaient la pelote du monde pour se tricoter un gilet à
leur image. Champs et vergers se faisaient « politique », Sarko et Hollande
broutaient avec ânes et brebis. La politique se rappelait alors qu’elle est
censée être le souci du vivre ensemble, son ciment, son organisation, à la
ville comme à la campagne ; pas le bouffon du roi Economie Libérale.
Deux jours plus tard, c’était un autre décor dans le même
cadre : la Légion étrangère venait faire sa propagande. Action, efficacité. Esprit de corps,
discipline. Un film passait en boucles, on y magnifiait les missions de ces
hommes qui ont décidé d’oublier leur singularité pour se fondre dans une
solidarité armée. Ou la virilité dans son éclatante stupidité.
Un peu plus tard dans la même journée, je croiserai un gosse
de 7/8 ans, en train de jouer avec un pistolet :
« Tant que je
serai vivant, ce sera la guerre, est-ce que c’est clair ?!? »
« Salut ! »
« … ! »
« Salut ! »
« Bonjour ! »
« Tu vas
bien ?!? Tu joues à la guerre ?!? »
« Ouais, même que
j’attrape 139 prisonniers par jour. »
« Ben dis-donc,
ça fait vite beaucoup de monde tout ça. Pis t’en fait quoi de tes
prisonniers ?!? »
« Je les fait
ramer, sur les bateau. C’est que c’est du boulot. Vous voulez jouer avec
moi ?!? »
« Non merci, faut
que je rentre, je vais faire à manger. »
Je suis allé jusque chez Marion et Mila, j’ai cuisiné avec
moi petit - en pantalon militaire, ballon au pied, devant la télé, beaucoup
devant la télé - qui courais et trébuchais dans ma tête. Je me suis tendu la
main plusieurs fois, on s’est souri.
« Je vais à l’enfance,
non pour fuir l’adulte que je suis, mais pour en parler la voix la plus juste ;
{… } »
Remember Annie Leclerc.
J’ai cuisiné avec amour, avec beaucoup d’amour. A Bègles
aussi, chez Maud et Pablo, émerveillé par le tournesol qui a faufilé sa vie
entre deux dalles, tombé qu’il était, encore graine, depuis la boule à oiseaux.
Il fait désormais plus d’un mètre, il a commencé à s’ouvrir le jour avant qu’on
parte, le jour où j’ai acheté un petit livre d’André du Bouchet :
« M’étant heurté,
sans l’avoir reconnu, à l’air, je sais, maintenant, descendre vers le
jour. »
Malgré la pluie, dimanche, Luca, son père et deux juments
fort braves nous ont embarqués pour un tour en calèche. Il y a eu des
betteraves, des hérons, des chênes, des fleurs et bien d’autres choses pour
donner couleurs et bonne humeur au gris. On est repartis avec un pot de gelée,
que je viens de goûter à l’instant, avec une pensée pour l’Italie, défaite hier
soir dans une finale qui méritait mieux qu’une dernière demi-heure sans enjeu,
à cause d’un claquage malencontreux.
Encore que cela ait été à l’image de ces
joutes footballistiques européennes, parfois enthousiasmantes, rarement
génératrices d’émotions renversantes. L’équipe qui a gagné est celle qui a le
mieux maîtrisé son sujet ; je croise sans trop y croire les doigts pour que, dans deux ans, un
peu plus d’inventivité, de folie et d’imagination enraye les machines trop
bien huilées.
Très envie de finir avec du Bouchet, encore:
"Pendant que des bouffées de froid entrent dans la pièce, je suis encore en proie à cette marche, je trouve de toutes parts la terre qui me précède et qui me suit."
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