Il aura suffi de deux jours un peu plus chauds pour que le
Chasseral ne se targue plus que de minces zébrures blanches ; il s’est
retrouvé tout d’abord tacheté, puis, aujourd’hui, seules quelques lignées de
neige contrarient sa calvitie habituelle ; avec ce cure-dent qui permet de
le distinguer sans hésiter. C’est une antenne dites-vous ? Oui, merci.
J’ai commencé ce déblogage sur un banc, au port de Cudrefin,
derrière une cabane qui me protégeait du vent. Un monsieur qui nous avait vus
nous mettre à l’eau, le jour précédent, s’est approché pour bavarder ; il
m’a parlé d’un ami qui s’est « hydrocuté » ici-même, il y a quelques
années. « Pas eu le temps de faire
quoique ce soit, il est devenu bleu, et l’affaire était entendue. »
Il a alors regardé une partie de la planche-contact de sa
vie qui s’agitait à la surface du lac.
« Tiens, voilà un
cygne, longtemps qu’on l’a pas revu celui-là ! »
C’était d’un bateau qu’il s’agissait.
« Ils ressortent
les petites embarcations, ils veulent faire des économies. De toute façon, y a
jamais personne dans ces machins. »
Puis ses amis sont arrivés. Les discussions n'ont pas tardé à
aller bon train, me permettant de reprendre le mien : celui de l’écriture
et de ses proches lointains.
Le vent « tirait », comme ils disent ; son
objectif: ébouriffer ce paysage trop calme. Il ne mettait pas dans le mille,
mais l’agitation des mâts et les ondulations lacustres rendaient tout de même
cette fixité un chouilla moins lisse. Un enfant sage qui a renversé un fond de
verre par terre, sans le faire exprès ; c’est souvent ça, les
chamboulements en Helvétie.
Samedi dernier, Fribourg au programme. Pique-nique sous de
vieux souvenirs. J’aime mieux qu’ils me chapeautent et m’orientent, plutôt que
de m’asseoir dessus ; pour autant que j’arrive à ne pas me laisser
étouffer.
Derrière le café de la Marionnette, qui va fermer pour
divergences d’intérêts entre les propriétaires de l’endroit et le type génial
qui fait vivre le lieu depuis cinq ans, j’ai regardé des enfants jouer au foot
comme des grands. Puis je suis allé
ajouter un petit affluent à la Sarine, près des derniers instants du Gottéron ;
la rivière m’a dit apprécier cette caresse nouvelle qui prenait sa source dans
mes yeux.
Elle a ajouté que cette tristesse contenue, amoncelée depuis des années, c’était important qu’elle
ne se cache plus, qu’elle lave enfin cette colère sourde qui me porte et me
déporte dans le même mouvement irrésolu.
« Arrête voir de
t’empêtrer dans des refus et des indignations, tes colles ! Secoue-te voir un peu, cré nom, et fais
quelque chose de concret ! »
Okay mec, j’vais me rhabiller avec plus de légèreté, mais le
pas et le regard décidés ; ça commence à bien faire ces sermons « ensanglotés »
qui s’accrochent à ma sacoche.
Je vais repartir sur les traces de Vila-Matas et du titre
interpelant d’un de ses derniers petits ouvrages : « Perdre des
théories ». Je vais aussi retravailler à ma sauce celui du François Deblüe,
qui est dans ma besace : « Entretien d’un sentimental avec son
mur. »
Cela pourrait devenir « Egarer certains principes »
et « Digressions d’un blaireau avec son baluchon ». Pas certain de
faire un carton, mais ça me permettra peut-être d’aller à nouveau de l’avant.
Je pensais à tout ça en montant en direction de « Coup
d’pouce ». J’ai d’abord marché dans la rue des archives, où j’ai pris
quelques nouvelles de mes erreurs passées, puis j’ai gravi celle des zigzagues,
je restais en quelque sorte dans le même registre. Arrivé au sommet de ma
petite ascension, je me suis fait renverser par un mélange d’ail des ours et de
je-ne-sais-quoi, une odeur étourdissante qui se dégageait du bord de la
route ; c’était bien de se sentir vivant par l’entremise de mes sens, pas
seulement de mes sentiments flageolants.
J’ai ensuite salué le bastion de résistance potagère qui
survit au pied du futur pont de la Poya, décalage sympathique à deux pas de ce
chantier impressionnant.
Chez « Coup d’pouce », j’ai trouvé quelques
bouquins, soit une petite pile de cadeaux potentiels ; je respire mieux
quand je sais que je peux dégainer un livre à chaque coin de rue, pour donner
de l’ampleur à une rencontre, ou juste un écho ; allez comprendre.
Je me suis ceci dit fait une amie à qui je ne pourrai pas
remettre de bouquin ; elle fait sa belle dans un champ tout près du
Moulin : une vache joueuse qui, après s’être un peu méfiée, a décidé que
j’étais un interlocuteur valable. Elle vient donc me raconter des anecdotes
bovines quand je m’assieds tout près de son enclos. On se marre bien.
Et puis il y a les arbres fruitiers, qui arborent leur
floraison printanière pour mettre un festival de couleurs dans la paume de mon
cœur.
J’ai commencé ce déblogage sur un banc, au port de Cudrefin,
et j’y suis revenu pour conclure. Moins
d’agitation dans l’air, c’est un clapotis léger qui me berce. Un couple est
assis à côté de moi. Max, Léon et Guillaume, trois autres enseignants, ne sont
pas loin ; ils n’avaient pas besoin d’appuyer leur dos, contrairement à
papy katch. L’un d’entre eux m’a imprimé un entretien dans lequel Deleuze parle
des nouveaux philosophes ; j’en extrais un passage qui est bien dans le
désert du temps :
« Or, les
élections, ce n’est pas un point local ni un jour à telle date. C’est comme une
grille qui affecte actuellement notre manière de comprendre et même de
percevoir. On rabat tous les événements, tous les problèmes, sur cette grille
déformante. Les conditions particulières des élections aujourd’hui font que le
seuil habituel de connerie monte. »
Et puis un autre à quoi s’accrocher, qui est une manière
intéressante de condenser ce que j’ai apprécié pendant le mois ici :
« Les philosophes
doivent venir de n’importe où : non pas au sens où la philosophie
dépendrait d’une sagesse populaire un peu partout, mais au sens où chaque
rencontre en produit, en même temps qu’elle définit un nouvel usage, une
nouvelle position d’agencements – musiciens sauvages et radios pirates. »
J’ai commencé ce déblogage sur un banc, au port de Cudrefin,
et j’y suis revenu pour conclure. Je regarde l’autre rive, celle où l’on m’a
lancé dans la vie ; je pense aussi aux autres rivages où j’ai ensuite
décidé de me jeter tout seul. Pas de bilan à faire, s’il est un refus que je ne
remettrai jamais en cause, c’est celui de m’en remettre aux chiffres.
Non, pas
de bilan, mais un sentiment de frustration tout de même, alors il va s’agir de
remédier à ça, pour qu’être extra-ordinaire ne signifie pas surtout être trop
souvent solitaire.
Non, pas de bilan, mais la musaraigne s’en est allée, et c’est
à une violente mise en faillite que je suis confronté.
1 Comments:
Il y a des jours que je lis silencieusement les textes que tu laisses ici. J'y respire à chaque fois un air pur et sain, celui du voyage physique et celui du voyage intérieur mêlés. Je me sens bien à lire tes mots, ils apaisent ; je repasserai régulièrement et avec beaucoup de plaisir.
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