katchdabratch

S'engouffrer dans le sillon de mots indociles; y façonner des points d'appui, pour soi et quelques autres. Pétrir les silences qui sont une partie du terreau où s'ensemence ce qui nous dispose dans le jour. Les inviter à s'ébrouer. Apparaît alors parfois une ouverture, elle offre au souffle un fragment de miracle: ne plus craindre la douceur.

mardi, mars 27, 2012

disparition du méridien Tabucchi








Il y avait Tabucchi, pas exactement au-milieu du chemin, même plutôt à scruter depuis un tas brinquebalant de livres empilés, mais il était là, quelque part, à veiller sur les hasards qui en sont si rarement, à réveiller notre intranquillité, à scruter les mouvement qui peuplent l'immobilité.


Oui, il y avait Tabucchi, sur un tas brinquebalant de livres empilés.


A Belém, quand je l'ai enfin vu, se déplaçant difficilement, il avait paraphrasé le poème de son grand ami Carlos Drummond de Andrade, dans lequel ce dernier répète qu'il y avait une pierre, au-milieu du chemin, oui, qu'au-milieu du chemin, il y avait une pierre, et que ses rétines fatiguées n'oublieront jamais cet évènement.


Oui, sur un tas de livres brinquebalant, il y avait Tabucchi, qui faisait précisément comme les quelques lignes de son ami, il nous rappelait que l'infime est parfois immense, que cela dépend de l'attention qu'on lui porte, des questions qu'on lui offre et aussi de si l'on ose, parfois, avancer pieds nus.


Dans un café enfumé, une nuit où j'aurais souhaité être déjà au lit mais où j'avais promis d'être le chauffeur d'une clique passablement imbibée, j'ai souvenir d'avoir sorti « La tête perdue de Damasceno Monteiro » de mon sac, et de m'être ainsi jouer des heures et de la futilité ambiante.


Oui, il y avait Tabucchi, sur un tas brinquebalant de livres empilés.


Un soir de représentation complète, au théâtre Beno Besson, à Yverdon, je m'étais appuyé contre le mur, attendant un éventuel désistement, j'avais parcouru « La nostalgie du possible (sur Pessoa) », m'éloignant ainsi d'un déplaisant parfum mondain en suivant Antonio qui disséquait une petite partie de l'homme à la peau hétérnoymique.


En remontant l'Avenue Amirante Reis, hier, il y avait une jeune file qui jouait de la guitare en marchant, il y avait une vieille dame qui achetait un Agatha Christie chez un bouquiniste, une autre qui cherchait ses dents dans un labyrinthe de mots croisés ; il y avait, sur la première page du « Público », de l' « Express » et du « Diario de notícias », me clignant de l'oeil depuis les manchettes, Tabucchi qui souriait. Le plus portugais des écrivains italiens, ou l'inverse.


José Cardoso Pires, son ami, qui a tellement bien su décrire cette Avenue où gît l'ancienne brasserie Portugalia, disait que ce qui faisait courir Tabucchi, c'était la recherche de l'esprit du lieu; ajoutant « qu'il le découvrait parce qu'il le mettait en cause, le revêtait d'universalité par le dialogue culturel où le passé se fait contemporain du présent. »


Oui, sur un tas de livres brinquebalant, il y avait Tabucchi, qui faisait briller le doute en dévoilant l'illusoire des certitudes et des affirmations péremptoires.


Sur le bateau allant, lentement, très lentement, de Neuchâtel à Yverdon, j'avais terminé « Le Petit navire ». « Tristano meurt » et « Pereira prétend » m'avaient ébloui alors que je vendais du thé, avec souvent Lhasa qui tournait en boucles.


A Belém, la lecture de la fin de « Nocturne indien » m'a donné envie d'y retourner voir de plus près, d'accompagner à nouveau ce voyage vers cet Autre qui n'est souvent qu'une modulation de soi.


Le titre du colloque que lui avait consacré la Fondation Gulbenkian, il y a quelques années, était le suivant : géographie d'un écrivain inquiet.


Oui, il y avait Tabucchi, sur un tas brinquebalant de livres empilés.


Je pourrais continuer comme ça longtemps, à dessiner des éclats de la constellation de miroirs fissurés qu'il soupirait sur le papier, mais un train m'attend, un train qui m'éloignera de cette ville où je suis venu, la première fois, aussi en partie grâce à lui, Tabucchi, que j'ai guetté tant de fois sous les arbres extraordinaires qui s'étendent dans un des angles de Principe Real.


Je pourrais continuer comme ça longtemps, mais un train m'attend, un train qui m'éloignera de cette ville, cette ville dans laquelle je reviendrai dans quelques semaines, par un moyen encore indéfini (en trottinette ? sur les mains ? avec un cerf-volant?), avec l'impression que Lisbonne, ayant perdu une paire d'yeux à l'acuité hors du commun, aura aussi perdu encore un peu plus de son indispensable conscience historique.


Oui, sur un tas de livres brinquebalant, il y avait Tabucchi.

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