S'engouffrer dans le sillon de mots indociles; y façonner des points d'appui, pour soi et quelques autres.
Pétrir les silences qui sont une partie du terreau où s'ensemence ce qui nous dispose dans le jour.
Les inviter à s'ébrouer.
Apparaît alors parfois une ouverture, elle offre au souffle un fragment de miracle: ne plus craindre la douceur.
mercredi, mai 16, 2012
s'asseoir à côté du printemps
Dernier matin à Cudrefin, j’aperçois le
grand-père de Raphu en train de faucher l’herbe autour de chez eux. Je
m’approche pour le saluer.
« Tu
sais pourquoi je fais ça à la main ?!? Non ?!? Viens, j’vais t’les
montrer. »
Il revient alors sur ses pas pour
m’indiquer de minces traînées brillantes, au bout desquelles avancent cahin-cahaac de gros escargots débraillés.
« Il
en reste tellement peu, comme les oiseaux, alors je n’ai pas le cœur de les
tuer. Si je coupe à la machine, tout y passe. »
L’après-midi, quand je suis allé embrasser
sa femme, elle m’a dit qu’elle avait un moment pensé faire piquer leur chat,
qui a de plus en plus de peine, sans parler d’une maladie qui lui attaque les
oreilles. Mais son mari n’a pas voulu, il aimerait y croire encore un peu.
Plus tôt, lorsque le soleil commençait à
s’étirer, j’étais monté dire au revoir à mon amie. Je l’ai vue seule dans le parc,
allongée tout près de l’endroit où on avait nos habitudes. Elle poussait des
cris inquiétants. J’ai hâté le pas. Elle était en train de mettre bas ;
deux pattes se frayaient péniblement un chemin aux antipodes du museau. J’allais
me mettre à courir en direction de la ferme quand j’ai vu quelqu’un qui
arrivait, essoufflé.
« Bonjour ! »
« Bonjour ! »
« J’allais
justement venir vous chercher. C’était pas prévu aussi
tôt ?!? »
« Ah
ça non, on pensait pas avant la semaine prochaine. Mais bon, ça a l’air d’aller
mieux que c’que j’craignais d’loin. C’est son premier, pis c’est apparemment
pas un petit ; elle va le sentir passer, ça c’est certain. Merci en tout
cas. »
Ce sont des instantanés qui vont rester
gravés, que j’activerai quand cela me sera nécessaire ; souvent. Il y en
aura plusieurs dans le même mouvement.
Il y avait ses bâches, dans les champs,
notamment celles sur de la rhubarbe, pas loin du Mont-Vully, cet endroit
merveilleux d’où l’on devine une partie de la frimousse des trois lacs. Il y
avait ses bâches qui se soulevaient, s’aplatissaient ; qui s’étiraient,
s’alanguissaient.
Il y a eu aussi trois ânes, derrière la
gare d’Ins, qui m’ont parlé d’un ami qui m'est cher, correspondant précieux dont je suis sans nouvelles
depuis quelques semaines. Ils n’en savaient pas plus, mais m’ont avoué avoir
très envie que je les prenne en photo
pour son asinothèque.
Il y a eu la lecture d’un poème de Ruy
Bello à la Portugaise qui travaillait en cuisine. Il y a eu l’émotion dans ses
yeux et dans sa voix, elle qui n’avait jamais entendu parler du monsieur, elle
qui était déjà tellement touchée de pouvoir parler dans sa langue avec un
Suisse. Ruy Bello qui, dans un de ses textes, dit qu’il s’assied à côté du
printemps.
Et tout était possible
« Dans
ma jeunesse avant d’être sorti
de la
maison de mes parents disposé à voyager
je
connaissais déjà le ressac de la mer
des
pages des livres que j’avais déjà lus
Arrivait
le mois de mai tout était fleuri
le rouleau
des matins se mettait à avancer
et il
suffisait d’écouter le rêveur parler
de la
vie comme si elle avait eu lieu
Et
tout se passait dans une autre vie
et il
y avait pour les choses toujours une sortie
Quand
est-ce que cela fût ? Moi-même je ne sais le dire
Je
sais seulement que je tenais le pouvoir d’un enfant
entre
les choses et moi il y avait un voisinage
et
tout était possible il suffisait de vouloir »
Il y a eu le père de Luca qui parlait
d’arrosoir, de chevaux, de la terre et d’autres infinies tendresses qui se
déplacent de son regard jusque dans ses avant- bras. Des avant-bras d’homme qui
ne s’est pas souvent reposé, qui commence parfois à s’écouter davantage, « parce que le corps a ses limites »,
comme il m’a gentiment glissé entre deux gorgées.
Il y a eu Gian, répondant « mes
mains » à la question « Quel est votre trait de caractère
principal ?!? ». Quand je lui ai fait remarquer qu’il n’avait
peut-être pas compris la question, il m’a dit que oui, mais que tout ce qu’il
pensait, que la manière dont il se mettait en relation, avec le monde et avec
les autres, cela passait chez lui par les mains.
Penser avec les mains, souvent j’y reviens.
Il y a eu les foulées jusqu’au canal de la
Broye, avec Luca ; l’avancée jusqu’à son extrémité ; le lac, offert
alors dans sa longueur, redevenu moins occupé.
Il y a eu une pizza à Morat, avec un des
hommes de ma vie ; il y a eu tout ce qui se mettait en place en moi
pendant qu’il m’esquissait ses projets.
Il y a eu le tableau de Modigliani qui a
pris vie, m’a enveloppé dans un fulgurant précipité d’intensité, puis s’est
enfui tellement vite que je me demande encore si j’ai rêvé.
Après mon mois lacustre, c’était la Toscane
qui nous attendait. Le deuxième jour, nous sommes allés manger au bord de la
mer, il y avait de l’écume jusque dans le ciel, on ne savait pas si c’était les
nuages ou les collines qui se déplaçaient dans une palette de gris. On s’est
réfugié derrière une baie vitrée. On s’est régalé.
Pour une fois, je n’avais pas pris trop de
livres avec moi, j’avais calculé « pile poil », comme on dit. Dans ma
besace,
il y avait « Crépuscule d’automne » de Cortazar. Il m’a
glissé ceci à l’oreille, un soir:
« Je n’ai jamais voulu de papillons
cloués dans un carton ; je cherche une écologie poétique, me guetter et
parfois me reconnaître à partir de mondes distincts, de choses que seuls les
poèmes n’ont pas oublié et conservent pour moi comme de vieilles et fidèles
photographies. Ne pas accepter un autre ordre que celui des affinités, une
autre chronologie que celle du cœur, un autre horaire que celui des rencontres
à contretemps, les véritables. »
Lorsque c’est un ciel d’été qui est revenu
nous chapeauter, nous avons pris nos quartiers sur une plage isolée, où nous
étions pour ainsi dire les seuls "pelés". Un après-midi, une coccinelle, une
« bête à bon Dieu » dirait ma grand-mère, marque de la bonne santé d'un jardin puisqu'elles "rupent" les pucerons, s’est posée sur mon sac,
sans daigner le quitter pendant les heures qui ont suivi. C’est que je lui
faisais la lecture.
Le jour de la rentrée au bercail, nous
avons, de bon matin, laissé encore un peu de saveur marine nous parcourir dans
un café où nous avons nos « habitudes ». Il y avait là le fantôme de Saramago
qui lisait la Gazzetta. Pour passer incognito, il avait mis une moustache. Il
ne savait pas qu’un tordu comme moi passerait dans les parages, mais il ne
s’est pas laissé démonter pour si peu, et s’est contenté d’un haussement
d’épaules amusé quand je l’ai salué en portugais.
S'engouffrer dans le sillon de mots indociles; y façonner des points d'appui, pour soi et quelques autres.
Pétrir les silences qui sont une partie du terreau où s'ensemence ce qui nous dispose dans le jour.
Les inviter à s'ébrouer.
Apparaît alors parfois une ouverture, elle offre au souffle un fragment de miracle: ne plus craindre la douceur.
« Cours autant que peuvent te porter tes jambes, cours d’un ouragan à l’autre et élève ton petit cœur comme une supplique adressée aux plaines où se bousculent les lettres et les étourneaux. [...]. N’y a-t-il pas dans ta voix le fracas d’une rupture ? »
Salim Barakat, Le criquet de fer
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