« Les jeunes ne
peuvent plus parler du village, forcément, le village n’existe plus. »
Dans la cuisine, une tête de chevreuil inclinée vers la
droite fixe celui qui arrive. Le Paulet est tout bien habillé ce matin-là, et
pour cause, il va à la réunion de l’amicale du taillé aux greubons. Il était
dans les membres fondateurs. « Tu
voudrais savoir comment c’est qu’ça a commencé c’t’affaire ?!? C’est une
sacrée histoire ! », lancée il y a une cinquantaine d’années. Lui vient d’en
avoir cent.
Dernièrement, posés
autour d’une table avec madame Hélène, pas loin d’être séculaire également, ils
ont fait le tour des habitants qu’ils connaissent, qui sont là depuis perpette.
« Pour les
nouveaux, c’est facile, personne ne se connaît. »
On a papoté un chouilla sous l’œil du trophée fixé au mur,
puis on s’est dirigé vers la sortie ; il n’avait pas trop de temps ce matin-ci. En
sortant, il nous a montré le tilleul devant chez lui, plutôt ce qu’il en reste,
puisque toutes ses branches ont été coupées ; c’était un tronc parsemé de
cicatrices qui nous faisait face : «Y
veut crever en même temps que moi. »
Chappaz disait avoir vécu la transition d’un pays ;
plutôt plusieurs bouleversements, non ?!? Le Paulet, de son côté, tient bon, s’en
remet à son appareil auditif un peu foireux pour capter encore quelques mots, à
partir desquels il imagine les propos qui ont pu lui être adressés. Avant que
nous partions, il a dit à ma grand-mère de se choisir une salade ; « la plus grosse ». Quand elle est
revenue du potager, elle était cachée derrière un amoncellement de feuilles
vertes.
« C’est une salade ou
une plantations entière que t’as ramenée, mère-grand ?!? »
On s’était arrêté chez ce gaillard au retour d’une expédition
pour aller chercher des plantons.
« T’aimes bien
les cœurs de bœuf, ces tomates avec la peau toute dure ?!? Moi j’suis rien
pour ça. T’es là cet été ?!? Bon, prends t’en un, mais alors tu viendras
les manger ! »
On avait suivi la route usuelle pour l’aller, puis avions
opté pour un retour par un itinéraire plus confidentiel, histoire de, histoire
de quoi d’ailleurs ? de profiter, simplement. Il fait bon contempler le
pied-du-Jura dans ses atours printaniers.
« Mai est en haut », avait
proclamé ma grand-mère en scrutant la forêt.
« C’est ce que les vieux disent, tu vois ça à la couleur des arbres, au vert
qui s’est étendu », avait-elle ajouté en réponse à mon sourire
interrogateur.
Dans le salon de la « Cri-Cri », à Champagne, on
retrouve toujours les traces du même rituel solitaire : lunettes (« mes besicles »),
dictionnaire et mots croisés. La télévision le plus souvent allumée, pour une
compagnie de discutable qualité. La bâtisse est composée d’un assemblage
d’objets – la vieille horloge, dans la salle à manger, peu importe qu’elle
fonctionne ou pas ; les mouchoirs dans tel tiroir ; les indétrônables fauteuils du salon ; quelques cartes postales envoyées par son « artiste »
toujours en vadrouille ; le service à thé dans le buffet ; le bidon
qui sera bientôt vidé au compost,… – qui posent un univers. Il y a eu longtemps
la collection de fusils de mon grand-père, dans la cage d’escaliers, mais elle
n’a pas réapparu après que les murs ont été repeints.
« Ca me
change » dit souvent ma grand-mère quand elle me parle de quelque
chose qu’elle a regardé à la télé, qui ne traitait ni de violence ni de sexe. « Ca me change. »
Trace, en portugais, se dit « rasto » ; visage, « rosto ».
Un glissement de voyelles suffit pour que des signes, d’un passage, d’une
habitude, se muent en portrait.
Pendant le trajet de retour à Lisbonne, j’ai lu « J’apprends
l’hébreu » de Denis Lachaud, dans lequel il est écrit que visage, dans la
langue de l’Ancien Testament, est un mot uniquement pluriel ; la face que
nous offrons au monde ne saurait être autre que multiple. Il y est également
expliqué qu’on ne peut pas utiliser le verbe être à la première personne du
présent. « J’étais », oui ; « je serai », ça le fait aussi. « Je suis » se dit
« je deviens ».
Courent dans mes pensées les éléments immuables qui
m’attendent toujours chez ma grand-mère, la panoplie de regards et
d’expressions que j’y vois à chaque passage, autour de la table et à
l’extérieur de la maison. Des têtes qui, qu’elles changent ou pas, accumulent ;
pas que de la joie.
Je m’y confronte aussi toujours à cette difficulté :
regarder l’horizon à 360 degrés. Peut-être parce que je dois apprendre à ne
plus seulement y être, péniblement et en décalage, mais recommencer à y
devenir. Soit une inscription moins fugace dans la temporalité villageoise qui
bat de l’aile. C’est possible, mais je ne sais pas encore comment m’y prendre.
On verra. D’abord accepter qu’un changement de paradigme est nécessaire. Plusieurs même.
A deux doigts d’un crépuscule annonçant une nuit festive pas
bien loin, appuyé contre le monument situé au centre du Largo do Carmo, j’ai lu
les dernières pages du livre de Lobo Antunes qui sort actuellement en français
sous le titre de « La nébuleuse de l’insomnie ». Des feuilles de jacaranda
– cet arbres superbe, d’un bleu-violet presque éblouissant, qu’on retrouve dans
plusieurs endroits de la ville, qui à lui seul suffit à démontrer que Lisbonne
est bien plus qu’une « ville blanche » - voltigeaient, des gamins jouaient
au foot, des musiciens dépliaient un air empli d’apaisement.
Lisbonne m’imprégnait encore un peu plus, dans l’infime
mesure où c’est possible, me confirmant qu’elle va à jamais palpiter dans mes
doigts et dans ma voix. J’ai appris grâce à elle une dimension sensuelle et
sensorielle de l’écriture ; il y a du sable, de l’eau, du vent, de la
détresse, une fierté contrariée et des escaliers dans la langue portugaise. Je
sens désormais combien les mots peuvent être vécus comme un prolongement de la
peau, une possibilité de l’aider à respirer, à frissonner. Un écueil aussi.
Senhor Antonio, quelles sensations cela procure-t-il
d’écrire si près de l’infini ?!?
Infusant lentement le final de la polyphonie susurrée par
cet écrivain de génie, des paroles entendues à Fribourg, alors que je lisais sur
un banc, me revenaient. Elles provenaient d’adolescents mangeant kebabs et
compagnie, adossés à ma silhouette : «
Imagine-toi vieux, mec, c’est impossible ! Avec la génération qui change et
tout. Moi, mec, si mes parents meurent avant que j’aie, j’sais pas, vingt ans,
que j’sois mûr quoi, oublie, je meurs avec eux. »
Du rap ricain accompagnait leurs réflexions. Ça sonnait
juste.
De mon côté silencieux montaient des notes de fado,
tellement légères qu’ils n’ont rien entendu. J’étais presque contre eux et en
même temps n’appartenais pas à leur réalité. Alors qu’eux se glissaient dans la
mienne pour y ajouter des paroles à partir de quoi penser, des paroles
confirmant mon envie de transmission hors des canons et des institutions.
Trouver ensemble des moyens de s’exprimer un peu moins mal, ne serait-ce que
ça.
Que parler soit parfois bien plus que communiquer :
partager l’affrontement entre l’infiniment petit et l’infiniment grand qui se
joue confusément en nous ; tenter, grâce à une pensée qui se dit, d’entrer
en communion avec ce tiraillement humain,
tellement humain.
« Ça me
change », dit ma grand-mère en me parlant de tout et de rien. « C’est tellement ça », a-t-elle
laissé échapper après que je lui ai lu quelques lignes de « Victor »,
de Paul Pavlowitch, un ouvrage retraçant l’évolution d’une région agricole
pendant le XXème siècle.
Que parler soit le plus souvent « C’est tellement ça », et seulement occasionnellement « Ça me change ». Ou plutôt que
les deux se marient. S’incarner dans un
changement s’accordant avec ses différents visages pour devenir tellement ça. Ne
pas se battre contre la société du divertissement, mais représenter en son sein
une entité qui donne envie d’autre chose, qui invite à amplifier plutôt qu’à accumuler
et à remplir.
« Hello !
Welcome » « Hello ! Welcome ! »
C’est le détecteur de mouvement, chez le Dr Tang, qui répète
ça presque incessamment. Aussi celui d’une laverie chinoiser dans la Calçada
Santo André ; à chaque fois qu’on passe à proximité :
« Hello !
Welcome ! » « Hello ! Welcome ! ».
Changer de disque ça te, non ?!? Bon.
Le vocabulaire portugais de Monsieur Tang n’est pas beaucoup plus fourni que celui de
la bestiole électronique qui nous accueille chez lui, mais ce type manie à la
perfection les aiguilles et les ventouses ; les massages aussi. Et puis il
conseille un breuvage qui ressemble au thé froid Oswald, dont je raffolais
étant enfant. A la fin de la séance, après m’avoir dit que mes hanches étaient
dans un état catastrophique, qu’on sentait les tensions liées à ma recherche
éperdue d’un centre de gravité un peu plus léger – ça c’est moi qui ajoute -, il
m’a dit que je ne devais plus boire de café pendant un mois. Pour un
caféinomane de mon acabit, c’est déjà un puissant changement de paradigme.
Mes jours à Lisbonne sont comptés, je m’en vais donc faire
en sorte qu’ils puissent être contés.
Comme à chaque fois. Comme chaque jour peut l’être. Question de musique.
Celle des autres, à observer et accompagner ; la sienne, à travailler sans
cesse.
Plusieurs personnes ont tenté d’écrire une partition
participative, dans un immeuble abandonné
Tante gente sem casa /
tanta casa dem gente ; Tellement de
gens sans maison/Tellement de maison sans gens
situé dans la rue de St-Lazare. Ils aimaient bien le symbole,
l’idée de ressusciter – de se
« relever » dirait la Bible orchestrée par Frédéric Boyer -, ils se
voulaient un acte de solidarité avec pas mal de ceux qui souffrent des
aberrations du système de propriétés privées cumulées.
J’y suis passé pour la réunion générale, mais n’y suis pas
resté longtemps. J’avais déjà « donné », pour ce qui était des
discussions laborieuses, après un débat sur la décroissance au « Salon du
livre anarchiste », du coup j’ai pris un peu la température, visité une
partie de l’endroit, puis les ai laissés ne pas réussir à se mettre d’accord
sans moi.
Trois jours plus tard, la grande tolérance policière les
expulsait, puis s’empressait de bétonner l’entrée.
« Hello !
Welcome ! » « Hello ! Welcome ! »
C’était pas exactement ça, ce qui ne changeait pas beaucoup
de ce qui se passe un peu partout.
Est-ce que j’esquisse encore vite la dégaine impayable du
mec apparu à Nossa Senhora du Monte, drapeau portugais en guise de bandeau, qui
nous a offert un concert de flûte à perdre ses oreilles en moins de temps qu’il
ne faut pour l’écrire ?!? Ou alors la jeune chinoise, le long d’Amirante
Reis, qui était cachée sous un monceau de rouleaux de papier toilettes ?!?
Est-ce que je parle du contraste, arrivé à Alcântara, entre le gustion qui
faisait griller quelques morceaux de bidoche à quelques mètres de la route, et
l’odeur d’argent qui déborde de LX Factory, cette ancienne zone industrielle réhabilitée ?!?
Pour la Palme d’or d’Haneke, il y a trois ans, « Le
ruban blanc » nous offrait un miroir dans lequel il était écrit « Attention, derrière vous ; il y
a quelqu’un d’inquiétant qui vous ressemble beaucoup » ; cette
année, il semblerait qu’il ait choisi de nous rappeler combien se concentrent d’éléments
importants dans l’ultime défi de tendresse, d’amour et de dignité que la vie
nous présente au moment de s’en aller.
Cette année, il a décidé de nous dire : Attention,
devant vous.
Attention, devant vous ; il y a quelqu’un qui est vous, qui
devra un jour complètement s’effacer tout en ayant jamais été aussi présent.
Le titre de ce film : Amour.
Il me semble que, dépassée l’évidence accompagnant parfois l’embrasement
de ce mot – pour les plus chanceux -, il y a, plus haut dans ce déblogage, une
définition qui pourrait convenir à cette force qui souvent s’échappe, quand on
a envie de l’embrasser sur le long
terme :
S’incarner dans un changement s’accordant avec ses
différents visages pour devenir tellement ça.
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