une virgule de vue
Au petit matin, encore débordantes de rosée, les toiles d'araignée tissées à fleur d'herbe donnent l'impression d'être des reproductions miniatures des filets perchés aux sommets des pommiers. Ou vice et versa. Enfin à peu près. Les seconds nommés, imposés par le porte-monnaie des assureurs, protègent de la grêle, alors que les seconds égrènent simplement le chapelet d'une nature tutoyant souvent le merveilleux.
Le rythme de mes pas s'accorde au soleil qui va poindre, des touffes de brume sont encore accrochées au fond de la vallée, à quelques vagabondes minutes de mon point de vue. Un point de vue? Non, tout juste une virgule, la phrase matinale scandée par mes regards ne fait que commencer. Je respire en cadence, réflexe de l'homme qui court, habitude qui fluidifie le sang et la pensée.
Une virgule de vue, j'aime bien cette idée, moi qui vous saoule avec mes points-virgules; envie de les réhabiliter; parce qu'eux aussi ont tout à voir avec le souffle de l'écriture.
L'homme pour qui j'ai cueilli les pommes est bien mal en point, il boîte bas du fait d'une importante fracture, boit haut pour préciser sa mine défaite.
Premier jour d'embauche, quelques minutes avant l'heure du rendez-vous, quelle est cette silhouette tout juste vêtue d'un short qui soulage gracieusement sa vessie à côté de sa porte? Je crois bien que c'est lui.
Il nous voit.
"Salut les gars, vous êtes déjà là?"
Non, non.
Pour arroser davantage ce tableau de pathétique facture, sa maman, qui aurait grand besoin qu'on s'occupe d'elle, fantôme dans la cuisine, répétant inlassablement les mêmes questions et réponses. Elle veut s’en aller avec chaque personne qui passe par là.
« Emmenez-moi loin d’ici, je ne suis pas chez moi; et je m’ennuie tellement. »
Sa maladie efface bien des éléments, mais épargne pour l'instant l'estomac de ses lapins, jamais elle n'oublie de les nourrir.
Persistance d'un automatisme qui se présente à moi comme un (dé)clin d'œil à destination de la mécanisation qui fait tant de mal dans les zones rurales, donnant de grands coups de pelle mécanique dans le château de cartes du travail à la ferme.
Me viennent en tête les images des milliers de litres de lait jetés par des producteurs, contraints d'en arriver à de telles extrémités pour faire comprendre combien leur situation est invivable; va-t-on continuer longtemps de raboter tellement le prix des denrées essentielles, à cause d'une concurrence irraisonnée, qu'il devient impossible pour les paysans de subsister?!?
Boire du lait régional, plutôt que, pour quelques centimes de moins, de celui produit en Australie, ce n'est pas du protectionnisme, c'est du bon sens; cette qualité limée par la bureaucratisation et la chasse aux profits.
"Oh petit, le Progrès, le Progrès, c'est lui qui va vous tuer, petit. Viens d'abord goûter un verre de Ratafia, petit, ce serait dommage de mourir idiot."
La voix d'un autre agriculteur tout proche s'impose à moi. Nous étions passés pour du bois, puis l'heure de l'apéro guignant, on était restés un peu plus longtemps.
Hé grand, l'heure de l'apéro, ce serait pas dès que tes deux pieds te portent hors du lit ?
Lors de mon séjour corrézien, je suis allé souvent aux champignons, suivi de près par les deux toutous de la maisonnée: Marcel et Gaïette.
Ils s’invitaient également souvent dans les vergers, faisant alors la fête à « Pépé », notre vétéran. Plus de 70 ans, mais encore à cueillir, sans démériter. Quand il ne se sentait pas bien, il nous expliquait qu’il y allait avoir un tremblement de terre ou une autre catastrophe, quelque part sur terre. La triste teneur des informations ne pouvant que renforcer son impression, chaque jour des horreurs déversées dans les crânes, à la pelle.
T’y tiens à ta pelle, aujourd’hui!
C’est que depuis des années que je ne regarde plus la télévision, hormis pour des matchs de foot, de temps en temps, les rares fois où je suis confronté au « Journal » ou à des prétendues émissions d’informations, c’est le sentiment que j’ai, de me trouver face à une pelleteuse mécanique.
Même chose quand je parle avec certains mordus de la télé, la sensation qu’ils ont des « entonnoirs » dans les yeux; pour ne pas dire des caillots dans le cerveau.
"Si je pouvais contribuer à décomplexer par rapport à la philosophie et à la pratique de la pensée les gens de ma génération, les philosophes thésards comme les autres, ça, ce serait un acte révolutionnaire. Au sens le plus plein que puisse prendre ce terme aujourd'hui. »
C’est Mehdi Belhaj Kacem qui dit cela, dans un livre d’entretiens intitulé « Pop philosophie ». Il est importantissime de s’efforcer de penser par soi-même. La pensée qui est cet exercice périlleux qui se tient à des années lumières des opinions énoncées le plus fort possible en tapant du poing sur la table.
Le rythme de mes pas s'accorde au soleil qui va poindre, des touffes de brume sont encore accrochées au fond de la vallée, à quelques vagabondes minutes de mon point de vue. Un point de vue? Non, tout juste une virgule, la phrase matinale scandée par mes regards ne fait que commencer. Je respire en cadence, réflexe de l'homme qui court, habitude qui fluidifie le sang et la pensée.
Dans penser se devine le terme de souplesse, de générosité aussi; générosité dans l’effort, parce que réfléchir peut être inconfortable, en ce que cela, notamment, contraint à s’intéresser à tout ce qui met à mal ses petites certitudes. Pour penser il faut aussi réussir à se mettre à la place de l’autre, exercice périlleux dans lequel échouent presque tous ceux qui « savent tout sur tout ». Je vous laisse faire le test quand vous en croisez un.
J’ai lu quelque part une personne qui, parlant d’un être qui l’avait marqué, disait de lui que « sa simple présence contraignait son interlocuteur à penser ».
Cela constitue désormais une jauge personnelle, quand on me parle de quelque un qui a « réussi sa vie ».
« Vous croyez que d’être à ses côtés triturait les neurones?!? »
Je ne récolte souvent que moue de dépit.
Il est irrécupérable ce garçon.
Libellés : Pensées vagabondes, Photos
3 Comments:
Porté par les lumières mélodiques de ton indécision, j'accompagne savoureusement les notes d'émotions qui surgissent de tes photos. Aucun son, juste le silence, l'image au centre d'une respiration de mots.
Inspirer. Aspirer les gaz d'échappements dévastateurs de la «pelleteuse mécanique». Laisser macéré la colère, la haine dans la sagesse silencieuse. Prendre le temps. Ne pas vouloir tout, tout de suite. Puis expirer un air libre. Sublimer par la poésie l'horreur, la tristesse.
Enfin parler, s'exprimer. Comprendre la toile d'araignée qui épure le langage, ralentit la chute de la rosée. Saisir du regard la virgule de vue. Osé le point de vue au ralenti, à long terme.
Salutations
Quel plaisir de te lire enfin à nouveau!!! Pas à dire, tu es comme "Le Croisé" qu'appréciait tant,mais modérément ton cher grand-père, tu te bonifies avec le temps... C'est juste trop génial de voir à quel point la mignonne petite chenille devient un magnifique papillon, bien heureusement, ton talent sera moins éphémère!!! Quant à tes illustrations photo, je préfère ne pas en rajouter, mais j'en ai quand même le souffle coupé: que de magnifiçances dans ces paysages et ces gens que tu sais "croquer" à point. Tes considérations philosofiques visent également au coeur des problèmes actuels que je déplore tout comme toi... Cléclé, la fée fofolle
Karim, mon cher Karim, comme ta carte m'a fait plaisir ! La voilà accrochée parmi tes autres lettres sur une partie d'un mur de ma chambre. Elle tombait bien ta carte tu sais.
J'ai beau me répéter, mais parfois je me sent tellement triste, tellement liquide, que j'aimerai bien que tu sois là pour de vrai de vrai. Alors lorsque j'ai pas toi pour de vrai, et bien je vais visiter encore et encore ton blog. Ca m'apaise et me redonne le sourire, toute cette magie là. Je voudrai t'écrire un mail, mais je n'arrive plus à aller sur mon ancien compte hotmail (le nouveau : coquelicorps@hotmail.fr). Je voudrai surtout t'écrire des mots à l'encre, sur une longue feuille de papier. Te raconter tout ce qui se passe dans ma tête en ce moment, parce qu'il y en a des choses à dire.
Surtout portes toi bien, et fais très attention à toi. Je suis là pour toi si tu en as besoin, et même si tu n'en a pas besoin à vrai dire. J'attends tes mots, j'attends ton sourire, et ta sagesse.
Je t'embrasse sur le front comme une fée.
Fanny
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