"Papa,
pourquoi on arrive moins bien dormir quand la lune elle est pleine
lune ?"
La
petit fille n'a pas obtenu de réponse alors que j'apercevais, depuis
le train, arrivant à Bavois, une sympathique assemblée de mouettes
sur un champ léopardé de neige et de terre retournée. Trois
chevaux trônaient sur une petit colline. Encore Luca qui me saluait,
comme quand, arrivant à Fontaine par Villars-Burquin, il était là
me tapant sur l'épaule dans les yeux intenses d'un cheval curieux.
Est
alors apparue une Suisse-allemande parlant très fort, au téléphone –
son voisin n'a pas tenu plus d'une minute – de religion et de sexe
("Si
quelqu'un le sait bien faire, l'amour, c'est bien, alors je peux
rester couchée, attendre."),
en enchaînant les absurdités joyeuses ("La
viande?!? Si je le peux éviter, je n'en pas manger.").
Me
revinrent alors vingt minutes interminables, entre Neuchâtel et
Yverdon, avec le deuxième mari de ma maman malmenant dans le même
élan le français, le paysage, la mémoire, le partage et la
réflexion sous toutes ses déclinaisons.
"Papa,
pourquoi on arrive moins bien dormir quand la lune elle est pleine
lune ?"
Devant moi, j'apercevais son épaule, quelqu'un avait sur son écran une fenêtre où s'agitait une série,
en haut à gauche; en bas à droite, du bout des doigts, d'un coin du cerveau, la silhouette jouait à la dame
de pique. Je me suis demandé si ce n'était pas plutôt l'ordinateur
qui jouait avec son utilisateur. J'ai noté sur un bout de papier la
définition de la convivialité, selon Ivan Illich ("Elle
existe quand l'outil est au service de l'homme, non l'inverse"),
l'ai tendue à l’intéressée, qui l'a lu avec un haussement d'épaule
agacé.
Un
type annotait "Cradle to cradle", la Toile m'apprenant par
après de quoi il retournait, à savoir de ne créer qu'en
recyclant, à partir d'énergie renouvelable. Un concept d'éthique
environnementale, dixit Wiki.
Quelques
jours plus tôt, en sens inverse, une jeune Toscane s'était mise à
pleurer au moment de raccrocher son téléphone, après avoir parlé
avec sa maman, restée au pays. Elle avait tenu bon jusqu'au bout,
prenant un ton rassurant, puis elle avait laissé la distance
s'engouffrer dans son ici et maintenant, se transformant en petites larmes
brillant d'amour malmené. Elle était ici pour vivre avec son ami,
qui avait trouvé du travail près de Lausanne. Elle se rendait à un
entretien professionnel. On voyait son cœur suspendu sur un fil
tendu entre les rives du lac Léman et les environs de Sienne. Il
battait trop vite. Peut-être est-il tombé depuis.
"Papa,
pourquoi on arrive moins bien dormir quand la lune elle est pleine
lune ?"
Sortant
de chez Jean-Luc, une dame, à l'allure distinguée, blottie dans un
manteau de fourrure, était chaussée de bottes rouges jurant
absolument avec le reste de l'accoutrement. Du bout de deux doigts,
comme s'il s'était agi d'un vieux mouchoirs, elle tenait un
croissant.
Au
parc des Bastions, une femme, le visage enveloppé d'un voile bleu
splendide, jouait au foot avec son fils. Elle avait une conduite de
balle d'une rare élégance, quelque part entre Maradona et Cantona.
"Papa,
pourquoi on arrive moins bien dormir quand la lune elle est pleine
lune ?"
"La
périphérie du monde spirituel commence dans notre propre esprit".
J'ai trouvé cette phrase quelque part dans une mauvaise biographie
de Rudolph Steiner, le fondateur des écoles du même nom. Je l'ai
soulignée, pensant qu'il y avait beaucoup de périphéries qui
swinguaient dans ma tête.
C'est
en partie à ça que je pensais en expliquant à Vale d'Amour ce qui
se jouait dans l'écriture de Léonard, en lui parlant de ce qui le
fascinait et l'agaçait dans les livres de Lobo Antunes, cette
manière de donner à voir et entendre toutes les ombres et les
étincelles qui jaillissent de la mémoire en permanence, sans crier
gare. En hurlant parfois, en hurlant: Tard, il se fait de plus en plus tard.
Herberto Helder et Thomas Tranströmer sont entrés dans le Mystère de l'après, à quelques heures d'intervalle. Pas sûr qu'ils se soient lu l'un l'autre. Pas certain que la poésie du Suédois ait parlé à l'ermite des environs de Cascais. Leurs univers ne se tournaient pas tout à fait le dos, mais pas loin. Peu importe. Ce sont deux voix majeures qui ont dit leur dernier mot, dans une indifférence telle, hors de leurs pays respectifs, qu'il faut sans aucun doute en sourire.
La mort sans maître, c'est le titre du dernier recueil du poète de Madère, pas encore traduit.
La mort sans maître. Pourtant, plus j'en lis, plus j'ai l'impression que ce que je trouve dans la poésie, dans celle qui me touche et dont les tonalités sont très différentes, c'est aussi apprendre à vieillir et à mourir. Apprendre à mûrir en gardant la fraîcheur de l'aube, toujours, dans la main tendue du regard.
"Papa, pourquoi on arrive moins bien dormir quand la lune elle est pleine lune ?"
1 Comments:
Quel plaisir de trouver toujours ces surgissements du ballon rond entre tes mots rondement driblés ! Ferenc Puskás et Andrés Iniesta traversent les périphéries de ta tête et se retrouvent curieusement entre tes quelques points et virgules.
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