katchdabratch

S'engouffrer dans le sillon de mots indociles; y façonner des points d'appui, pour soi et quelques autres. Pétrir les silences qui sont une partie du terreau où s'ensemence ce qui nous dispose dans le jour. Les inviter à s'ébrouer. Apparaît alors parfois une ouverture, elle offre au souffle un fragment de miracle: ne plus craindre la douceur.

lundi, mai 04, 2015

Salut l'Georgy,

Samedi dernier, on est montés au Creux du Van avec une bande de potes. On est partis de Boudry. Avec la pluie tombée, il ne manquait pas grand chose pour que l'Areuse sorte de son lit, par endroits, dans les Gorges. Ça brassait méchamment. Le sol était moins trempe qu'on pensait, mais on s'est quand même amusé à inventer quelques mantras militaires, du genre: "C'est quand t'essaies plus d'éviter les flaques que tu peux considérer que t'es pas une flaque."

Arrivés en haut, on a eu droit, en plus du panorama toujours aussi impressionnant, à une quinzaine de bouquetins, pas farouches pour deux sous, qui n'ont pas bougé une corne quand on a déroulé nos foulées au milieu d'eux. Plus loin, deux anciens faisaient bande à part. On n'a pas trop fait les marioles en passant tout près, on savait qu'on faisait pas le poids.

On a vu aussi un autre type de bestiole, électronique celle-ci: un drone. Le genre de gadget qui t'aurait sans doute fasciné, moi ça m'hérisse le poil. Pas l'impression que c'est la plus belle dimension de l'enfance qu'on maintient en vie par l'entremise de tous ces joujous qui nous envahissent. J'aimais mieux quand tu m'apprenais à faire du feu sans fumée, pour ne pas être repéré, ou quand tu me faisais raboter le même morceau de bois pendant des heures.

Dans la descente, de l'autre côté du Creux, des arbres arrachés et d'autres petites surprises rendaient par moments difficile de repérer le passage balisé. On a improvisé. Je me suis payé une petite gamelle, rien de bien méchant. Après trois heures et demi d'effort plus ou moins intense, on n'était pas mécontents d'arriver à bon port. On avait avalé une petite trentaine de kilomètres, avec 1'300 mètres de dénivelé positif. Même chose en négatif, ce qui n'est pas forcément plus agréable pour les guibolles.

La grand-mère nous avait préparé un cake de derrière les fagots. Elle m'a dit qu'on était un peu "roillés", en se marrant. Elle a ajouté que c'était le jardin qui allait être content que j'aie "gratouillé" un peu la terre autour de ce que j'ai planté, avant qu'il pleuve. Comme ça le sol respire mieux, et l'eau peut directement aller au cœur des choses. Elle me répète souvent que le potager n'a jamais autant donné que quand tu le retournais en entier, à l'automne. Alors je fais de mon mieux pour reprendre à mon compte certaines de tes habitudes. Je fais l'impasse sur certaines manies aussi, parce qu'il t'arrivait d'être quand même un tantinet pinailleur.

On dit souvent qu'un des moments terribles, après la mort de quelqu'un, c'est celui où l'on réalise que l'on a oublié la voix du défunt. Voilà plus de vingts ans que tu es tombé dans les escaliers sans te relever (tu sais que la grand-mère ne comprend toujours pas comment c'est possible qu'elle n'ait rien entendu, elle qu'un rien réveille, normalement. Elle va garder cette incompréhension coupable jusqu'au bout, jusqu'à ce qu'elle épuise ce qu'elle appelle déjà du bonus.), j'en avais douze, mais j'ai l'impression d'avoir encore, très nettes, tes intonations dans un coin de ma tête. Cette manière que tu avais de m'appeler "Aldo", ou "Grand Chef"; cette habitude de me parler, depuis mes 5 ans, comme si j'étais à même de tout comprendre, qu'il s'agisse d'Histoire, de démonstrations scientifiques ou d'anecdotes scabreuses.

Bon, grand-papa, je te reviendrai bientôt. Tout de bon d'ici là.

L'homme des bois