Pour panorama, des
toits. Du blanc, beaucoup de blanc; quelques habits étendus dansent
entre des antennes paraboliques. Au loin, on devine un ruban de mer,
petit ruban d'où s'extirpe le soleil quand il a été mis au ban.
"Comme si je m'en revenais à
ce qui est passé,
Comme si j'allais par-devant moi,
Entre le Palais et le consentement,
Je retrouve ma cohésion."
Sur le toit de la
demeure royale de mon père, à Teboulba, un grand poète dans les
mains: Mahmoud Darwich, "La terre nous est étroite", une
anthologie sélectionnée et préfacée par ses soins. Et de soin il
est beaucoup question, à chaque mot, à chaque respiration.
Deux jours plus
tôt, au départ de Berne, la neige était au rendez-vous pour un
salut matinal. Des flocons bien fournis tamponaient le ciel. Sur le
quai, trois pelés agglutinés autour d'un cendrier, en train de
tirer sur leurs clopes comme si leur vie en dépendait; alors que
plutôt leur mort. Vis-à-vis d'eux, les écrans de sécurité sur
quoi se distinguent les trains en gare ainsi que les fantômes de
ceux absents. On dirait une radiographie de poumons. Interpellante
superposition que ce dernier instantané s'imposant en passant. Il
m'a donné envie de noter, capter, capturer, radoter sur papier.
Ces silhouettes
tabagistes me sont revenues à l'aéroport de Tunis, dans les
toilettes sises au contrôle de sécurité; deux hommes à l'air
perdu enfumaient négligemment les quelques mètres carrés de
l'endroit. Mon salut ne les a pas fait broncher, leurs regards sont
restés pareillement embués. Même constat concernant le personnage
hautement antipathique qui s'est occupé de mon passeport. "Je
t'observais, avec ton petit sourire en coin, et je me suis dit que
s'il te regardait, il allait te demander si tu te moquais de lui, et
du coup t'emmerder, mais non." m'a dit ma grande soeur quand
je me suis enquis de savoir si elle avait eu le droit à un son plus
élaboré qu'un grognement.
Dans la salle où
nous avons attendu, il y avait un gamin qui essayait de nager sur le
carrelage, c'était de la brasse coulée; il y avait, juste derrière
nous, une jeune fille superbe avec un chapeau de cow-girl; il y avait
une femme en burqa, ce qui ne manque jamais de faire (une drôle d')
impression; il y avait des diplomates, que l'on a à peine eu le
temps de distinguer; il y avait des touristes diversement guillerets,
il y avait une assemblée très hétéroclites, ce qui me plaisait.
Pour marquer
l'arrivée, repas du soir chez un cousin pas vu depuis dix ans. Sa
fille est devenue une femme. "Pas tant qu'elle habite chez
moi" m'a-t-il répondu avec un sourire, quand je me suis
permis cette remarque.
Ensuite deux
petites heures de route jusqu'à Sousse, de nuit. Mes deux petites
soeurs dormaient. Hakim aussi. Leila était dans un labyrinthe de
pensées, comme moi; cela semblait lui convenir, moi itou.
Au petit matin,
course en bord de mer. Envie de prendre le pouls de mes sensations,
ici. Mes mollets étaient douloureux depuis l'atterrissage, comme si
le vol les avait chargés d'acide lactique. A part ça, je sentais ma
curiosité et ma disponibilité aux aguets. Contraste saisissant avec
il y a deux ans; contraste important, dû à un mélange d'acceptation et de résignation; contraste déroutant, rendu possible par les crues de chagrin essuyées depuis lors.
Après le
petit-déjeuner, cap sur Teboulba. Pendant le trajet: des montagnes
de ferraille; un gustion tenant trois poulpes à la main; des forêts
de rouille; des hommes assis à l'ombre; des carcasses de voitures;
des hommes assis à l'ombre; des oliviers et des cactus; des hommes
assis à l'ombre; des moutons; des ânes; des hommes assis à
l'ombre; des têtes de vaches accrochées à la devanture des
boucheries, des mouches qui s'en amourachent, Leila qui dit "ça
je ne m'y ferai jamais"; des hommes assis à l'ombre.
Une cartographie de
poussière et de plastique. C'est ce que je pensais encore le soir,
m'en allant courir du côté du port, deux cailloux en mains pour
chasser les chiens mal intentionnés. Une cartographie de poussière
et de plastique, assommée par le soleil.
Dans "Suicides
exemplaires", Vila-Matas parle de Tabucchi, lui faisant dire que
"la saudade mène à la contemplation de l'endroit d'où l'on
peut sauter". Aucune saudade ici. J'ai envie et besoin d'y
trouver une place d'où observer, j'ai envie et besoin de clarifier
ce qu'est la Tunisie pour moi, mais je n'y serai jamais "à la
maison"; trop de choses qui butent contre ma sensibilité. Au
hasard l'amas de testostérone suintant des cafés avec un brouillard
de fumée.
Pour panorama, des
toits. Du blanc, beaucoup de blanc; quelques habits étendus dansent
entre des antennes paraboliques. Au loin, on devine un ruban de mer,
petit ruban d'où s'extirpe le soleil quand il a été mis au ban.
"Comme si je m'en revenais à
ce qui est passé,
Comme si j'allais par-devant moi,
Entre le Palais et le consentement,
Je retrouve ma cohésion."
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