katchdabratch

S'engouffrer dans le sillon de mots indociles; y façonner des points d'appui, pour soi et quelques autres. Pétrir les silences qui sont une partie du terreau où s'ensemence ce qui nous dispose dans le jour. Les inviter à s'ébrouer. Apparaît alors parfois une ouverture, elle offre au souffle un fragment de miracle: ne plus craindre la douceur.

vendredi, mai 15, 2015

Aimer l'imperfection

Une amie m'a envoyé une photo de la vitrine d'une bibliothèque, à Faro, qui rendait hommage au poète Antonio Ramos Rosa, décédé à l'automne 2013.

Je me suis alors souvenu d'un texte de José Tolentino Mendonça, le prêtre-poète qui avait pris la parole lors de la cérémonie d'adieux. 


J'ai cherché dans mes fichiers, l'ai retrouvé, ai eu envie de le traduire.


Le voici:



"J'ai entendu une douzaine de fois le poète Tonino Guerra citer le vers d'un moine médiéval : « Il est nécessaire d'aller au-delà de la banale perfection ». C'est cela même : la perfection peut encore être un chemin que nous frayons par la surface ou constituer une illusion qui nous empêche d'accéder au véritable et paradoxal état de la vie. Nous mettons tellement de temps jusqu'à perdre la manie des choses parfaites, jusqu'à nous occuper de l'impulsion qui nous exile dans l'apparent confort des idéalisations, ou jusqu'à parvenir finalement à bout du vice de superposer à la réalité un cortège d'images fausses. « Il est nécessaire d'aller au-delà de la banale perfection ».

Je me souviens d'un film de Nanni Moretti, je crois que c'est « La chambre du fils », dans lequel un personnage, vivant un deuil difficile, se met à ranger dans l'armoire les tasses de thé. Il comprend alors qu'une a un côté cassé. Il tente de dissimuler le fait en rendant visible juste le côté intacte. Mais il sait qu'à cette tasse manque quelque chose. Cette tasse est le symbole de sa vie, de notre vie, que lui et nous devons accepter et redécouvrir continuellement. Accueillir ceci est une condition nécessaire en amour et en amitié, dans le vivre ordinaire et dans la maturité personnelle qu'il nous faut gagner.

Il y a ce refrain de Samuel Beckett qui, si nous savons l'entendre, déploie sur nos embarras une grande lumière. Il dit ainsi : « Rater, rater encore, rater mieux ». Qu'est-ce que c'est rater mieux ? C'est savoir que, au fond, nous ratons toujours. C'est ainsi: la perfection nous la trouvons dans les catalogues, mais pas dans nos gestes ou en nous-mêmes. Le plus sensé est même d'adopter l'humble sagesse de qui cherche consciencieusement le meilleur, mais sait que son meilleur restera encore en-deçà. Ce que nous pouvons apprendre, donc, c'est à semer, dans un travail de confiance, de lâcher prise et de simplicité chaque fois plus grand. Jung écrivait : « L'important ce n'est pas d'être parfait, mais d'être entier ». Et pour nous, qu'est-ce qui est réellement important ?

Pendant des années, j'ai eu à la maison l'affiche d'une pièce de théâtre pour enfant d'un grand auteur italien. Pour savoir parler aux enfants comme il le fait, on comprend qu'il convient d'être équipé non seulement d'une habileté énorme mais d'une espérance affectueuse. Les enfants savent bien distinguer qui leur parle pour les divertir ou qui veut réellement leur communiquer une vérité du cœur. Cet auteur, appelé Gianni Rodari, est ainsi. Pendant des années, j'ai eu une de ses affiches avec cette phrase : « en se trompant on invente aussi ». Regarder cette phrase me transmettait le courage et la légèreté dont j'avais besoin.

La perfection nous dépose devant la réalité comme s'il était question d'un fait consumé : si on y arrivait alors bouger, intervenir, retoucher ou changer, nous sentirions ceci comme une perturbation. Cette perfection est statique. Elle existe pour être admirée ... à distance. L'imperfection, par contre (et je pense aussi à celle que nous identifions dans notre vie intérieure), est une histoire encore ouverte, qui compte activement sur nous. Dans l'imperfection il est toujours possible de commencer ou recommencer. L'imperfection nous permet de comprendre la singularité, la diversité, l'impact réel du passage du temps, la trace de ses vestiges. L'imperfection nous humanise."

2 Comments:

Anonymous Anonyme said...

"Dans l'imperfection il est toujours possible de commencer ou recommencer."

Je ne me souviens plus ou j'ai lu ça, mais R. Gary n'essayait jamais de retravailler ses manuscrits pour les amener à la perfection, et même, quand on lui soulignait les imperfections ou répétitions d'un de ses textes, il laissait passer, comme s'il souhaitait demeurer près (de la perfection, du chef-d'oeuvre) sans jamais même essayer de l'atteindre.

Benoit

16 mai, 2015 23:38  
Anonymous Anonyme said...

Gary recommençait certains de ses livres, leurrant même ses éditeurs

14 août, 2015 18:24  

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