c'est un lieu ou une voix?
« Je suis la doyenne du village, tout à fait, je n’ai pas de miel à vous vendre mais je vous offre un café avec plaisir. »
Fontbelle, quelques maisons, j’allais écrire « village », mais non, il n'était question que de quelques maisons, comme plusieurs endroits où je suis passé après avoir quitté Carcassonne.
J’espérais à chaque fois trouver de quoi me ravitailler, limité que j’étais dans mon chargement par mon sac trop petit et trop plein (je ne peux pas dire qu’on ne me l’avait pas fait remarquer, coucou Leila, coucou Raphu), mais je traversais uniquement des hameaux ; pas l’ombre d’une épicerie ou d’un café ; pas un frémissement d’âmes qui vivent.
Quand je l’ai vue passer, les bras chargés, je n’ai pas pu m’empêcher de la saluer et de lui demander comment elle allait sous ce soleil décidé.
Elle m’a fait entrer chez elle pour nous permettre de nous habiller d’un peu de fraîcheur.
« Comme vous pouvez le deviner au vu de la taille de la table, nous étions une grande famille. Je suis la dernière encore de ce monde, mais ici, à l’intérieur de la maison, je les retrouve tous, toujours. Vous savez, la vieillesse n’est pas un cadeau. »
Un petit livret avec des mots croisés près de ma tasse, le journal aussi, qu’elle lit tous les jours pour les avis mortuaires. Elle m’a dit qu’elle avait cette chance de pouvoir encore lire, ce qu’elle avait toujours aimé faire, même s’il n’y avait pas beaucoup de livres, ni de temps, chez eux.
« Je ne me souviens plus du titre, mais je viens de lire un ouvrage qu’on m’a prêté, le témoignage d’une femme qui a vécu par ici, ça m’a beaucoup plu, elle montre combien nous étions des esclaves, tout à fait, des esclaves. J’ai bien envie de l’acheter, ce livre, je crois que c’est important ce qui s’y trouve. »
Quelques jours après cette entrevue, je reposerai mes pieds chez Peyo, à Périgueux ; quelques jours plus tard, tous les canaux d’informe information débiteront une chose : Mickaël Jackson n’est plus.
Quelques jours plus tard, nous discuterons de longues heures, sans parvenir à nous accorder vraiment, sur le « choix » de chacun devant, notamment, l’empire télévisuel abêtissant. Peyo estime qu’on ne met le couteau sous la gorge de personne, ce qui est vrai mais me semble être une formulation faisant tout de même bien peu de cas de tout ce qui est nécessaire, et peu souvent présent, pour élargir l’horizon ; j’ai de la peine à croire que la curiosité « spontanée » soit très répandue.
Pendant longtemps la capacité décisionnel s’exerce avec ou contre son entourage, rarement vraiment pour soi ; alors que la différence est énorme, que la marge entre les deux n’a pas de prix.
Quelques jours plus tard, je lirai ces vers d’Israël Eliraz :
« Je suis complètement perdu dans le fibrage du quotidien.
Il m’est difficile de distinguer entre ombre et mémoire.
Des détails se détachent pour fabriquer un événement. »
Ceci également :
« Les objets passent de main en main
il y faudrait du silence
tenir compte de l’usure. »
Quelques jours plus tard, Nicolas Sarkozy annoncera un emprunt massif, continuant dans la logique de l’étatisation du remboursement des intérêts sur les pertes occasionnées pas la privatisation à outrance.
Lire et avaler cela sans s’étouffer.
Ces mots, croisés hier, écrits sur un squat: "Le coût de la vie augmente, la valeur de la vie diminue".
Stiglitz, prix Nobel d’économie mandaté par Sarko pour mettre sur pied de nouveaux indices de qualité de vie (ah bon ? ça ne marche pas avec le PIB, comme c’est surprenant.) a tourné sa veste, il a compris, après avoir participé activement à la mascarade, que nous sommes dépassés par un système auquel nous n’avons prévu aucune alternative ; pas d’alternatives mais de petits bonbons de façade : Obama, les énergies renouvelables, les magasins « bio »…
« Je n'aime pas mon prénom. Je n’ai même pas été capable de mettre au monde une seule fois. D’ailleurs j’en veux toujours à une fille qui était à l’école avec moi et qui s'appelait comme moi, elle a eu six enfants. C’est comme si mon prénom, ce prénom que je n'aime pas, elle l’avait épuisé avec les hommes à elle toute seule. »
Elle me raconte une blague un peu osée, une blague qui, me dit-elle, est plus drôle en patois; ce patois qu’elle aime et qu’elle n’ a presque plus l’occasion de parler.
Cette blague, elle m’avoue qu’elle n’aurait pas osé me la raconter à vingt ans, qu’elle était trop timide.
On rit beaucoup, ses yeux pétillent, ses répliquent fusent.
Je devine qu’elle ne rit pas souvent, que ça lui manque.
« Vous aimeriez mon adresse ? Quelle drôle d’idée ! Bien sûr que je vais vous la donner ! Et la vôtre ? Vous n’en avez pas ! Quelle drôle d’idée ! »
Je lui ai écrit quelques jours plus tard, heureux de prolonger et de revivre ces minutes qu’elle m’avait offertes spontanément, remettant à plus tard ses occupations autour de la maison, faisant attendre le lapin qui attendait sa nourriture.
« Avec l’argent que j’ai obtenu en vendant la maison à côté, que nous avions achetée puisque la famille s’agrandissait grâce aux femmes qui avaient plus de réussite que moi, j’ai voyagé un peu. Je suis allée en Suisse, à Zermatt. C’était fabuleux. J’allais deux fois par année à Paris, aussi. Aujourd’hui je ne peux plus, ma santé et mes finances ne me le permettent plus. Pis je ne veux être une charge pour personne. »
Le titre du recueil dont sont extraits les citations d’Israël Eliraz, inspiré par une phrase de Sainte-Thérèse d’Avila, est le suivant :
« Comment entrer dans la chambre où l’on est depuis toujours ? »
Le nom de la dernière partie a quant à lui été puisé dans « Le village des esprits » de Nourit Zarhi, j’aime bien l’idée de prendre congé là-dessus :
« dedans, c’est un lieu
ou une voix ? »
Libellés : Pensées vagabondes, Photos
7 Comments:
Quel bonheur de te lire à nouveau. Je me suis délecter de tes mots assemblés à la force de ton avance villageoise.
À l'interrogation que tu poses, je dirais simplement: demande à la poussière!
J'ai pensé à toi alors que je lisais ce merveilleux livre que tu m'avais fais parvenir il y a maintenant longtemps.
Je te voyais rencontrer le soleil dans les prairies françaises. Juste avancer, profiter de ce qui défile autour de toi.
À la voix et à l'omniprésence de Sarkozy, ou encore celle de Michael Jackson dans le tube "catastrodique" j'ai trouvé refuge dans quelques strophes d'Anne Rotschild.
"On dit que les pins
qui voyagent par dessus les toits
ont pouvoir de dénouer le ciel intérieur
et de faire de chaque sommeil un pays nouveau."
Bien du plaisir encore!
Exercer sa capacité décisionelle pour soi... et non avec ou contre les autres...
L'autre jour ma soeur parlait d'être plutôt que paraître... un thème qui me semble en filigrane de tes textes aussi...et qui fait écho pour moi à cette question essentielle des décisions qu'on a prendre tout au long de notre bonhomme de chemin...je lui ai transmis ton paragraphe.
Pour moi, user de sa capacité décisionnelle pour soi n'exclut pas de décider avec ou contre les autres... et d'abord qui c'est les autres ;-)... il y a des autres qui ont aussi pris la décision de décider pour eux ;-)...
Et puis, il reste une question (enfin non, il en reste plein mais bon, c'est une autre histoire... on peut pas non plus ramasser toutes les balles avant qu'elles ne tombent par terre), c'est si dur que ça la vieillesse? Oui, j'imagine il y a des regrets, des choses que l'on a pas pu, pas su, vivre...mais peut-on décider pour soi de devenir vieux sereinement?
Je me dit que quand quelqu'un reste suffisamment curieux et confiant qu'il(elle) invite un inconnu à prendre le café...alors il y a de l'espoir ;-), être vieux (ou se sentir vieux?) ça doit être chouette quand même ;-)... et ça me rappelle une magnifique rencontre avec un vieux couple à Malgherra, juste avant le dernier col redescendant sur Poschiavo ... miam c'est bien bon les souvenirs...et la confiture de myrtilles ;-)
Karim, c'est avec un grand plaisir, et aussi un grand soulagement, que j'ai reçu ta lettre ! :)
Gérard et Nicoles et Gauthier te passent le coucou, ils n'arrêtent pas de me parler de toi !
:)
Je t'embrasse.
(et te laisse par la même occasion mon nouveau blog)
Etoiles
La capacité décisionnelle .... Tout simplement le passage de l'enfant à l'adulte. Pour certains il dure 15 ans, pour d'autres, c'est une évidence. L'important n'est pas le temps que cela prends mais bien l'harmonie qui en découle.
Toujours le même plaisir de te lire.
bisous
Lise
"C'est un lieu ou une voix ?",
Peut-être un son, une onde qui permet de capter l'instant sensible...
"C'est un lieu ou une voix ?",
Une nature merveilleuse, un lieu magique où se retrouvent en souvenirs des instants passés à rêver...
"C'est un lieu ou une voix ?",
Les souvenirs sont lieux et voix, espaces et musiques, environnement et parole...
Merci Katch pour ta sensibilité paisible qui ravie nos sens dans ce monde où tout va très vite, où l'arrêt sur image n'est plus.
Hello Karim...
Avec Marc, on te lit souvent lors de nos petits moments internet! Tes photos et tes textes sont magiques. Depuis combien de temps es tu parti? Pour ma part, ces 4 mois de voyage me paraissaient une eternite mais voila le retour approche a grands pas et j avoue que je poursuivrai bien l aventure avec Marc jusqu en Chine. Mais voila pour cette fois, le boulot me rappelle. Peut etre qu une prochaine fois, on pourra s en aller comme toi.
Au plaisir de te revoir a yverdon ou ailleurs.
Bises de Quy Non au Vietnam.
Caroline (et Marc bien sur)
Heureuse aussi de retrouver
Cette magie...
Chez ce prince éxilé...parfois...
Amitié
IsaBercée
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