Les pas menant jusqu'au musée s'étaient pourtant dépliés
impatients, guillerets. Il y avait eu la nuit précédente de quoi se
sentir joyeux longtemps. Notamment la découverte d'une sorte de cave
en altitude, un endroit redonnant à lui seul ses lettres de noblesse
au qualificatif "improbable", souvent galvaudé, surjoué.
Les murs y étaient de pierre, le bar de bois. Le plafond, on ne sait
pas; on pense qu'il vaut mieux ne pas savoir. Il avait au moins le
mérite d'absorber la fumée que les nombreuses bougies aidaient à
propulser en direction des cieux. Le reste de l'ambiance lumineuse
était assuré par quelques lampes de chevet renforçant l'impression
de côtoyer une frontière très floue entre rêve et réalité. La
température n'était pas loin d'être suffocante, ceci grâce à un
fourneau situé à l'entrée.
La chaleur venait aussi des choix musicaux orchestrés avec
détermination par la baronne de la place, dont on ne tarderait pas à
apprendre le nom. S'énervant contre la fille officiant au bar, elle haussa la voix,
ce qui permit à Dominic de constater qu'il s'agissait d'une
compatriote. Il s'empressa donc d'aller lui parler en roumain.
Lumineta; manque un cédille sous le "t", à cause des
limites de mon clavier (seulement de ma maîtrise de ?!?); un cédille
le faisant siffler, le "t". Luminetsa. Petite lumière. La
luciole de choc est à Francfort depuis 1981 (année de naissance de
trois des quatre larrons de l'histoire en cours), venue alors de
Bucarest.
Il y eut après les présentations décalées quelques tournées,
quelques pièces maîtresses de la CD-thèque foireuse, ainsi que de
nombreux fous rires pour délier guiboles et esprits. L'équipée se
lâcha, gentiment mais sûrement.
On s'en est donc allés au musée, quelques heures plus tard, après
avoir tout de même dormi un peu, la tête encore remplie (vidée?!?)
d'images défiant les lois de la gravité. Mais, une fois entrés
dans l'enceinte en faisant un pied-de-nez à la longue file déjà en
train de se déployer (nous avions acheté nos billets le jour
précédent), nous avons pu constater, arrivés au début de
l'exposition déplaçant les foules, les dégâts causés par la
toute-puissance du marketing de masse.
Ma curiosité s'est donc écrasée contre les remparts difficilement
franchissables du totalitarisme culturel. Du terrorisme culturel,
selon Luca. Les barbus de la culture, diraient peut-être certains
journalistes peu inspirés. Comment?!? Non, cela ne manque pas, il
est vrai. Ni de barbus, ni d'informateurs qui feraient mieux d'avaler
leur clavier.
Bref, mes trois amis sont parvenus à faire fi; pour ma part, j'ai
fui. Les divagations érudites et enjouées de Dominic sur Dürer ne
parviendraient pas à me faire oublier le confinement. Je suis allé
flâner ailleurs, dans ma caboche d'âne bâté et en dehors.
Não posso adiar o coração. Encore des vers de Ramos Rosa qui me
martèlent les tempes. Je ne peux pas ajourner le coeur.
"Je
ne peux pas ajourner l'amour à un autre siècle
je ne peux
pas
bien que
le cri suffoque dans la gorge
bien que
la haine casse et crépite et brûle
sur des
montagnes grises
et des
montagnes grises
Je ne peux
pas ajourner cette accolade
qui est
une arme à double-lames
amour et
haine
Je ne peux
pas ajourner
bien que
la nuit pèse des siècles sur le dos
et que
l'aurore indécise demeure
je ne peux
pas ajourner ma vie à un autre siècle
ni mon
amour
ni mon cri
de libération
Je ne peux
pas ajourner mon coeur"
Je me suis dirigé au bord du Main. J'ai pensé à Bruxelles, où
j'ai passé la première semaine de janvier, porté par une
merveilleuse effervescence douce; j'ai pensé à ma soeurette belge,
qui lisait "Ce que sait la main" de Richard Senett. Je lui
avais alors parlé de "Penser avec les mains" de Denis de
Rougemont. Une référence qui apparaît dans l'entretien du
Matricule des anges de ce mois avec Jean Richard, le boss des
Editions d'en bas. "Pour de Rougemont, la pensée est une
éthique, elle doit se traduire en acte. C'est aussi une charge
contre une pensée isolée du monde manuel, un intellectualisme
désincarné."
Cela faisait également écho à un message de la musaraigne, des
lignes de Clarice Lispector: " Je ne suis pas un
intellectuel, j'écris avec le corps. Et ce que j'écris est une
brume humide. Les mots sont des sons transfusés d'ombres qui
s'entrecroisent inégaux, stalactites, dentelle, musique transfigurée
d'organe."
Gonçalo M. Tavares vient de publier un livre fascinant: "O
Atlas do corpo e da imaginação", une somme de réflexions, de
citations, d'images. "Je ne sais pas vraiment ce qu'est ce
livre", l'ai-je entendu dire à la radio, il y a peu.
Je ne sais pas toujours vraiment ce que sont mes déblogages non
plus, pour dire vrai, mais je me plais à croire qu'ils charrient pas
mal de moi, de mes envols et de mes chutes, traçant ce faisant un
sillon de doutes et d'affirmations à même de vous donner à penser
et à sentir; à pleurer et à rire.
Bonne année, fidèles lecteurs, mes invraisemblables, mes finistères.
0 Comments:
Enregistrer un commentaire
<< Home