katchdabratch

S'engouffrer dans le sillon de mots indociles; y façonner des points d'appui, pour soi et quelques autres. Pétrir les silences qui sont une partie du terreau où s'ensemence ce qui nous dispose dans le jour. Les inviter à s'ébrouer. Apparaît alors parfois une ouverture, elle offre au souffle un fragment de miracle: ne plus craindre la douceur.

mardi, août 26, 2014

transcrire ce qui va s'enfuir







Tout seul, enfin façon de parler,

- la terrasse était pleine; des gens flânaient à proximité; des voitures défilaient paresseusement; la Coupe du Monde venait de m'offrir un moment de joie: la confirmation d'une naissance, celle d'une équipe belle, intelligente et généreuse: le Costa-Rica.-

j'avais devant moi un livre somptueux, "Silences d'une ville", déjà lu, que je dépiautais minutieusement en vue de la venue de son auteur, Léonard Crot, à la librairie de mes amies. Des pages flottant, parfois sombrant, entre passé et présent, avec coups de rames dans un avenir déjà en partie échoué sur la plage virtuelle d'un infini progrès, chimère nous étouffant avec insistance.

A l'extrémité du clocher me faisant face, un rapace toisait le tableau mouvant dans lequel je me trouvais. S'ensuivit une scène délicieusement absurde: deux touristes, arrivés de frais, demandaient au patron de la place comment se rendre à la gare. Lui, déjà bien imbibé, leur disait: "Vous avez vu cet oiseau, c'est un milan, il est là tous les jours à la même heure. Vous allez voir, il va gueuler. Toujours à la même heure. Il va gueuler. Il est superbe, c'est certain, mais nous, du coup, on n'ose pas laisser sortir notre chienne, parce qu'elle est toute petite, elle risquerait de se faire bouffer, vous comprenez?!? C'est l'heure, il va gueuler."

Les deux perdus me regardant, moi répondant par des signes de la main pour leur indiquer le chemin, eux et le chef me remerciant, pas pour les mêmes raisons, eux parce que l'heure avançait, lui cherchant un peu de complicité bon marché, parce qu'il allait gueuler, vous comprenez, moi comprenant très bien, trop peut-être, mais impatient aussi de replonger dans ces pages, des chapitres où Léonard -chuchotant, lui- démontre une nouvelle fois combien il est habité par l'écriture, combien son premier roman, magnifique, "Les pommiers de la Baltique", à l'atmosphère pesante malgré tendresse et poésie, n'était pas un vaine promesse.

Alors je jonglais entre les divagations d'une réalité butant sur ses plis et des voix empêtrées dessinées par le talent déconcertant d'un jeune auteur romand en quête incessante de beauté.

L'été ne ressemblait pas encore à un automne dont on aurait que la température et les précipitations, sans la grâce des couleurs. La Suisse ne savait pas encore que nombre de ses régions allaient atteindre des taux d'hydrométrie historiquement élevés. Je n'avais pas encore compris, malgré quelques indices lâchés ici et là par son animateur, Alain Veinstein, que "Du jour au lendemain" était sur le point de cesser après 29 ans de diffusion. Des entretiens littéraire nocturnes qui avaient d'abord vu leur format se réduire progressivement, pour finalement disparaître.

De disparition, concernant les abeilles, il n'est pas question, comme l'a expliqué un apiculteur corse à une dame répétant ce qu'elle avait entendu. Non, sur le continent, les abeilles sont empoisonnées, madame, elles ne s'évaporent pas quand on claque des doigts voyez-vous. Ainsi sans doute d'une certaine relation à l'écoute; à la réflexion; à la place du silence, à la radio comme ailleurs; à la recherche des mots perdus, voire jamais trouvés, peut-être même jamais façonnés.

Pas de disparition, non, mais du poison un peu partout, assurément.

Léonard, alors que je parlais de son livre en disant qu'il n'était pas passéiste, même s'il fredonnait une certaine mélancolie, pour ne pas dire une nostalgie certaine, m'avait remercié pour mon sens de la diplomatie, mais avait ajouté que oui, il avait quelque chose d'un "vieux con", qu'il ne s'en défendait pas.

J'avais souri, sans doute imaginé une pirouette pour l'auditoire, mais n'avais pu éviter de me demander s'il était grave que j'aime autant de vieux cons.

Il y a, au début de "Génorosité", un roman où Richard Powers entrecroise une nouvelle fois magistralement sciences et philosophie (un des innombrables bienfaits potentiels de la littératue: élargir les domaines de pensée, les croiser, les mélanger, les faire chanter), un paragraphe qui aurait pu figurer en quatrième de couverture du livre de Léonard:

"Il veut sortir le bloc-note de son sac et y consigner quelques observations. Règle numéro 1: transcrire ce qui va s'enfuir. Et voici ce qu'il aimerait transcrire: quelque chose des hauts fourneaux du renouveau, la chute et l'essor de chacun de ces quartiers en marche vers l'objectif obscur de la ville. Mais à l'heure de pointe, il colle au flot des piétons, de crainte qu'on ne l'épingle pour activité suspecte."

Cela ressemble à s'y méprendre à ces "Silences d'une ville", à la silhouette touchante et vacillante qui les a sentis vibrer avec ses antennes ne se reposant jamais. Assomé par le réel; fractionné par l'autre monde et par ses voix spectrales; magnifié par la grâce d'une écriture voguant tout près des hautes sphères; ainsi se plonge Léonard dans l'écriture. Ainsi y est-il plongé. Parce qu'un tel degré d'imprégnation se fait autant passivement qu'activement. Un nom pour ceci: vocation. Appeler les mots et être appelé par eux, incessamment, tout en comprenant vite combien cela est, à part égale, indispensable et vain; somptueux et dérisoire.

Trop longtemps que je ne suis pas venu sévir par ici, trop de saynètes et de fugaces réflexions à y noter, alors je sabre, abandonne bon nombre d'images et de débris de pages, sachant que computérisée ou non, longtemps me reviendra l'interpellation de ce type minuscule - debout, il faisait à peu près ma taille, assis -, à Ajaccio, sur une terrasse excentrée et "pourrie" comme je les aime, s'arrêtant derrière mon journal, se mettant sur la pointe des pieds pour me glisser un jovial et tonitruant: "Alors, les nouvelles sont bonnes?!?"

Conscient aussi que je reviendrai souvent à ces lignes de Georges Didi-Huberman, si proches de mes propres petits pétrissages:

"Je ne prétends donc pas en regardant ce sol, faire émerger tout ce qu'il cache. J'interroge seulement les couches de temps qu'il m'aura fallu traverser auparavant pour parvenir jusqu'à lui. Et pour qu'il vienne rejoindre, ici même, le mouvement – l'inquiétude – de mon propre présent."

Il y en aurait encore beaucoup à fredonner, mais tout comme j'ai vu l'été s'en aller hier matin, sous la forme d'écoliers bien alignés regagnant leur salle de classe, je vais en rester là, sur un extrait de "Silences d'une ville":

"Il posait les yeux sur les choses en se taisant, c'est ça qu'il faisait, c'est ça que je trouvais beau, ce silence devant tout ce que l'on voyait. Et là, dans ces pages, un homme que je ne reconnais pas. Des mots, des mots, encore des mots, alors qu'il n'y avait rien à dire, simplement regarder, avec parfois un brin de nostalgie qui pique les yeux. La nostalgie de mondes que nous ne connaîtrons jamais, de temps qui n'auront pas le temps d'exister.


-Mais."

1 Comments:

Anonymous Anonyme said...

De belles pensées toujours au fil des mots, merci Karim de toujours nous ravir de ta plume.
A tout bientôt
Sabine

01 septembre, 2014 23:16  

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