Tout
seul, enfin façon de parler,
-
la terrasse était pleine; des gens flânaient à proximité; des
voitures défilaient paresseusement; la Coupe du Monde venait de
m'offrir un moment de joie: la confirmation d'une naissance, celle
d'une équipe belle, intelligente et généreuse: le Costa-Rica.-
j'avais
devant moi un livre somptueux, "Silences d'une ville", déjà
lu, que je dépiautais minutieusement en vue de la venue de son
auteur, Léonard Crot, à la librairie de mes amies. Des pages
flottant, parfois sombrant, entre passé et présent, avec coups de
rames dans un avenir déjà en partie échoué sur la plage virtuelle
d'un infini progrès, chimère nous étouffant avec insistance.
A
l'extrémité du clocher me faisant face, un rapace toisait le
tableau mouvant dans lequel je me trouvais. S'ensuivit une scène
délicieusement absurde: deux touristes, arrivés de frais,
demandaient au patron de la place comment se rendre à la gare. Lui,
déjà bien imbibé, leur disait: "Vous
avez vu cet oiseau, c'est un milan, il est là tous les jours à la
même heure. Vous allez voir, il va gueuler. Toujours à la même
heure. Il va gueuler. Il est superbe, c'est certain, mais nous, du
coup, on n'ose pas laisser sortir notre chienne, parce qu'elle est
toute petite, elle risquerait de se faire bouffer, vous comprenez?!?
C'est l'heure, il va gueuler."
Les
deux perdus me regardant, moi répondant par des signes de la main
pour leur indiquer le chemin, eux et le chef me remerciant, pas pour
les mêmes raisons, eux parce que l'heure avançait, lui cherchant un
peu de complicité bon marché, parce qu'il allait gueuler, vous
comprenez, moi comprenant très bien, trop peut-être, mais impatient
aussi de replonger dans ces pages, des chapitres où Léonard
-chuchotant, lui- démontre une nouvelle fois combien il est habité
par l'écriture, combien son premier roman, magnifique, "Les
pommiers de la Baltique", à l'atmosphère pesante malgré
tendresse et poésie, n'était pas un vaine promesse.
Alors
je jonglais entre les divagations d'une réalité butant sur ses plis
et des voix empêtrées dessinées par le talent déconcertant d'un
jeune auteur romand en quête incessante de beauté.
L'été
ne ressemblait pas encore à un automne dont on aurait que la
température et les précipitations, sans la grâce des couleurs. La
Suisse ne savait pas encore que nombre de ses régions allaient
atteindre des taux d'hydrométrie historiquement élevés. Je n'avais
pas encore compris, malgré quelques indices lâchés ici et là par
son animateur, Alain Veinstein, que "Du jour au lendemain"
était sur le point de cesser après 29 ans de diffusion. Des
entretiens littéraire nocturnes qui avaient d'abord vu leur format
se réduire progressivement, pour finalement disparaître.
De
disparition, concernant les abeilles, il n'est pas question, comme
l'a expliqué un apiculteur corse à une dame répétant ce qu'elle
avait entendu. Non, sur le continent, les abeilles sont empoisonnées, madame, elles ne s'évaporent pas quand on claque des doigts voyez-vous. Ainsi sans doute d'une certaine relation à
l'écoute; à la réflexion; à la place du silence, à la radio
comme ailleurs; à la recherche des mots perdus, voire jamais
trouvés, peut-être même jamais façonnés.
Pas
de disparition, non, mais du poison un peu partout, assurément.
Léonard,
alors que je parlais de son livre en disant qu'il n'était pas
passéiste, même s'il fredonnait une certaine mélancolie, pour ne
pas dire une nostalgie certaine, m'avait remercié pour mon sens de
la diplomatie, mais avait ajouté que oui, il avait quelque chose
d'un "vieux con", qu'il ne s'en défendait pas.
J'avais
souri, sans doute imaginé une pirouette pour l'auditoire, mais
n'avais pu éviter de me demander s'il était grave que j'aime autant
de vieux cons.
Il
y a, au début de "Génorosité", un roman où Richard
Powers entrecroise une nouvelle fois magistralement sciences et
philosophie (un des innombrables bienfaits potentiels de la
littératue: élargir les domaines de pensée, les croiser, les
mélanger, les faire chanter), un paragraphe qui aurait pu figurer en
quatrième de couverture du livre de Léonard:
"Il
veut sortir le bloc-note de son sac et y consigner quelques
observations. Règle
numéro 1: transcrire ce qui va s'enfuir.
Et voici ce qu'il aimerait transcrire: quelque chose des hauts
fourneaux du renouveau, la chute et l'essor de chacun de ces
quartiers en marche vers l'objectif obscur de la ville. Mais à
l'heure de pointe, il colle au flot des piétons, de crainte qu'on ne
l'épingle pour activité suspecte."
Cela
ressemble à s'y méprendre à ces "Silences d'une ville",
à la silhouette touchante et vacillante qui les a sentis vibrer avec
ses antennes ne se reposant jamais. Assomé par le réel; fractionné
par l'autre monde et par ses voix spectrales; magnifié par la grâce
d'une écriture voguant tout près des hautes sphères; ainsi se
plonge Léonard dans l'écriture. Ainsi y est-il plongé. Parce qu'un
tel degré d'imprégnation se fait autant passivement qu'activement.
Un nom pour ceci: vocation. Appeler les mots et être appelé par
eux, incessamment, tout en comprenant vite combien cela est, à part
égale, indispensable et vain; somptueux et dérisoire.
Trop
longtemps que je ne suis pas venu sévir par ici, trop de saynètes
et de fugaces réflexions à y noter, alors je sabre, abandonne bon
nombre d'images et de débris de pages, sachant que computérisée
ou non, longtemps me reviendra l'interpellation de ce type minuscule
- debout, il faisait à peu près ma taille, assis -, à Ajaccio, sur
une terrasse excentrée et "pourrie" comme je les aime,
s'arrêtant derrière mon journal, se mettant sur la pointe des pieds
pour me glisser un jovial et tonitruant: "Alors,
les nouvelles sont bonnes?!?"
Conscient
aussi que je reviendrai souvent à ces lignes de Georges
Didi-Huberman, si proches de mes propres petits pétrissages:
"Je
ne prétends donc pas en regardant ce sol, faire émerger tout ce
qu'il cache. J'interroge seulement les couches de temps qu'il m'aura
fallu traverser auparavant pour parvenir jusqu'à lui. Et pour qu'il
vienne rejoindre, ici même, le mouvement – l'inquiétude – de
mon propre présent."
Il
y en aurait encore beaucoup à fredonner, mais tout comme j'ai vu
l'été s'en aller hier matin, sous la forme d'écoliers bien alignés regagnant leur salle de classe, je vais en rester là, sur un extrait de
"Silences d'une ville":
"Il
posait les yeux sur les choses en se taisant, c'est ça qu'il
faisait, c'est ça que je trouvais beau, ce silence devant tout ce
que l'on voyait. Et là, dans ces pages, un homme que je ne reconnais
pas. Des mots, des mots, encore des mots, alors qu'il n'y avait rien
à dire, simplement regarder, avec parfois un brin de nostalgie qui
pique les yeux. La nostalgie de mondes que nous ne connaîtrons
jamais, de temps qui n'auront pas le temps d'exister.
-Mais."
1 Comments:
De belles pensées toujours au fil des mots, merci Karim de toujours nous ravir de ta plume.
A tout bientôt
Sabine
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