bousculer chaque amorce de minute
Une voix annonce le franchissement de la frontière, tout d’abord en français, puis en allemand, du moins prétendument. Dehors, le Val-de-Travers s’est éteint gentiment, bientôt Pontarlier et son absence de charme se profileront, une poignée de policiers monteront.
A côté de moi, une dame lit « Pour la plus grande gloire de Dieu » de Morgan Sportès ; un peu plus loin, je devine un Saint-Augustin ; parcourant le train pour aller m’encaféiner, je constate beaucoup d'ouvrages moins surprenants, des maîtres du thriller et du très « gentillet ». Je ne donnerai pas de nom, à quoi bon, tout le monde en a entendu parler. Il paraît que c’est « trop bien ».
Bernard Noël dit que nous avons réussi à construire un monde où l’oppression se drape de séduction, voilà de la publicité une impeccable définition.
Tout entier dans divagations intérieures et observation discrète de l’univers ferroviaire, me reviennent les minutes avec Gabriella, dimanche, notre arrivée au Café du Concert ; elle s’était assise en plein milieu de la salle, puis s’était ravisée en me souriant.
« Tu aimes mieux qu’on se pose dans un coin, n’est-ce pas ? C’est marrant, même quand on va boire un verre, on constate l’influence de nos métiers respectifs. Comme chanteuse, j’ai l’habitude de la scène, d’être au centre de l’attention ; pour toi, c’est plutôt dans les angles que ça se joue. »
Scorcese explique que, pendant son enfance à « Little Italy », il a vu des horreurs mais, étant asthmatique, il ne pouvait pas s’enfuir comme le faisaient les autres gamins. Alors il regardait. C’est comme cela qu’il a appris à voir.
Je n’avais pas de problème du même ordre, encore que j’accusais une surcharge pondérale contrariant également certains désirs de prendre mes jambons à mon cou, ni n’étais dans un milieu où sévissait la pègre ; non, je n’ai rien vécu de tel ou pays de Guillaume Tell.
Mais il est partout précieux d’exercer ses yeux, de leur apprendre à discerner ce qui ne s’impose pas, de les accorder à ses pas.
En attendant d’être à Paris, je lis Julio LLamazares, Belhaj Kacem, Edgar Allan Poe, je déguste aussi les propos de Firyel, que j’embrasserai tout bientôt, sur « Les racines du ciel » ; je redécouvre cette formulation de Gary, dans « Pour Sganarelle », qu’il applique à ses personnages : ils sont d’une « disponibilité indéterminée ».
C’est de m’être mis dans cet état au moment où je me suis extirpé des académismes qui a permis à mes dernières années de se muer en raz-de-marée. C’est cela qui fait qu’à la fin de la semaine, je serai au Texas, avec des amis que j’aime infiniment, dont une moitié, il y a de cela moins de trois ans, m’était inconnue.
Aujourd’hui, mon quotidien, même loin d’eux, a pris une autre dimension. Ainsi de ma rencontre avec Béatrice et Daniel, avec la clique des amoureux de Lisbonne, avec d’autres bien belles personnes.
Autant que le cœur le permet, il faut bousculer chaque amorce de minute ; c’est aussi cela, lire, quand on ne lit pas de la soupe.
Bousculer chaque amorce de minute, mettre en mouvement ce qui, en nous, brûle de sentir l'ampleur belle et confuse du jour et de la nuit, de leurs étreintes.
Béatrice formule l’impératif de défier l’impossible à merveille : il faut laisser jouer la fantaisie.
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