Où s'originent les émotions
Accédant à ma demande, elle a laissé la musique, est sortie de la voiture en souriant.
Une fois les dernières notes déroulées, j’ai tendu ma main ; trop envie de l’écouter encore une fois.
C’est lorsque nous étions descendus au bord de la mer que ce morceau m’avait envahi pour la première fois.
Envahi, je crois que c’est vraiment de cela qu’il s’agit ; ma paume martèle ma poitrine quand le tempo l’exige, mes yeux de fébrilité chavirent.
Où s’originent les émotions dans ce qui remue entre ventre et paupières ?
Assis dans la voiture, les lumières éteintes, la voix et les mots de Bertrand Cantat respirent fort dans les anfractuosités de ma nuque. Je sens quelqu’un qui escalade cette paroi assurant mon maintien, mes vertèbres craquent pendant cette ascension périlleuse.
M’apparaît alors « La colonne brisée », peut-être la toile la plus fameuse de Frida Kahlo, contemplée lors du passage à Bruxelles avec Béatrice, la semaine dernière. Deux jeunes filles étaient restées longtemps devant cette image, ce condensé de douleurs.
Une des deux était particulièrement ébahie par la justesse de l’expression, par tout ce qui se débattait là d’inexprimable ; elle a glissé son admiration dans l’oreille de sa camarade.
« Tu sais, c’est ça les artistes, parfois ils réussissent à créer quelque chose qui est exactement ce qu’ils ressentent » s’est-elle entendue répondre.
Le morceau de Noir désir continue de m’investir. Cette sensation intense, c’est cela qu’il faut viser ; sa propagation j’entends. Que ce soit en passeur, en créateur, en arpenteur.
En trappeur qui ne traquerait pas les peaux, mais les frémissements à surface d’épiderme, leur engendrement, leur éparpillement.
J’étais à Champagne, hier, il y avait longtemps que nous n’avions pas passé plusieurs heures aussi agréables, en famille. Lulu, ma cousine de poche, a dit à sa maman qu’elle n’a pas arrêté de se mordre les lèvres pendant qu’elle regardait ET, ET téléphone maison, pour ne pas commencer à pleurer ; autrement ses larmes l’auraient inondée. Elle a dit.
ET, c’était mon doudou, la peluche qui veillait sur mes nuits jusqu’à mes vingt ans ; Lulu est allé le chercher dans la chambre de ma grand-maman, il s’y empoussiérait. Désormais il a de nouveau le droit de jouer à la dînette. Il était donc là, entre cuisine et salle à manger. Tu m’avais oublié. Il m’a dit.
Oh que non, ma vie c’est exactement ça, un mélange de souvenirs et de tangage sur mon embarcation, chahuté par les inondations, qu’on appelle aussi émotions. Et refuser la victoire des avides.
La victoire des avides.
On peut entendre ceci dans cette chanson qui me bouleverse.
France Telecom présente des bénéfices records, les suicides internes écornent l’image de marque de l’opérateur, pas ses chiffres qui se secouent à hauteur d’écœurement ; ainsi des banques et des assurances ; ainsi de l’art quand il prend la forme d’une boîte échangiste signée Christoph Büchel, personnage « adoubé par le marché mondial » comme le relève ses adeptes ; j’y lis daube, j’y vois une preuve de plus de la futilité comme mot d’ordre généralisé ; les anti dépresseurs, leur prétendue efficacité, est à nouveau mise à mal par un ouvrage (« Les nouveaux médicaments de l’empereur », Irving Kirsch), alors on s’insurge, du moment que ça marche, peu importe si les résultats ne sont pas meilleurs que ceux de placebos, c’est l’amélioration de l’état du client qui compte ; évidemment ; et le vide n’en est que plus dément ; 19 milliards chaque année pour du Rien en pilule.
Des causes il ne saurait être question, nous vivons dans la société du symptôme ; les visages ne pèsent que par de silencieux et invisibles hématomes.
Si on s’envoyait plutôt une tome, au cumin ou au poivre, je vous laisse le choix dans l’épice.
La victoire des avides. Elle commence quand on accepte de faire de son quotidien un endroit où les people nous tiennent la main, où l’ordre, à la maison, est un impératif cathartique, où le dernier modèle de BMW est une définition de la joie.
La victoire contre les impavides, elle est là, ce matin, en basse-ville fribourgeoise, elle rayonne depuis la paroi de molasse qui me fait face.
Alors le mot de la fin à Chappaz, une fois de plus :
« Le rêve serait d’aller grâce à une langue toujours fraîche, sensible à l’inconnu : vers les visages et vers l’intraduisible, dans les secousses de la tradition, vers les paysages intérieurs inaperçus. »
Libellés : Pensées vagabondes
2 Comments:
"C'est l'idée de l'abus de pouvoir qui fait songer si intimement au pouvoir".
Petite phrase glânée dans le "Messager boiteux" qui me fait penser très fort à tout ce qui se passe aujourd'hui un peu à tous les niveaux...
Personnellement, je me sens concernée par le pouvoir que peuvent exercer certains médecins rien que par leurs prescriptions: parlons des antidépresseurs par exemple, des médicaments qui mettent à mal ta volonté et ont même le pouvoir de changer ton caractère...
On te désapprend complètement à gérer ta vie, d'autant que ce genre de médicaments est souvent accompagné de divers neuroleptiques qui te transforment en zombie et peuvent t'enlever toute envie de vivre!!!
Le plus horrible, c'est que si tu décides de tout arrêter, tu peux être considéré comme "dangereux pour toi-même" et finir hospitalisé contre ton gré en milieu psychiâtrique pour une durée indéterminée... Et tu en sort avec une vilaine étiquette qui te colle à la peau..
Le plus triste, dans tout cela, c'est le nombre de jeunes adultes touchés aujourd'hui par ce phénomène morbide: ce qui n'est nullement étonnant aujourd'hui, quand on sait qu'on doit être de plus en plus performant, rester toujours jeune et beau, et surtout éviter de donner son avis, sous peine de sanctions...
Heureusement qu'il y a des Monsieur Chappaz qui ont le pouvoir de redonner un peu de couleurs à la vie...Clé
D'où tu sors le verbe 'originer' ?
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