capillarité de pensées
Je t'écris depuis Mauborget, depuis ce balcon du jura vaudois où on est venus si souvent.
J'accompagne la classe de Leila. Eh oui, la Loutse est devenue enseignante. Quant à moi, après une heure, j'avais été acrobate (leur prof leur avait dit), botaniste (une maman savait), écrivain (une autre maman avait lu que), éleveur d'autruches dans le jura (version que j'avais servie il y a deux ans; la soeur d'un des élèves était des nôtres) et j'avais participé à Koh Lanta.
Je leur ai demandé de m'appeler par mon prénom, d'éviter de me servir du monsieur à toutes les sauces. Rien à faire, ça me donne la chair de poule. Pas la hiérarchie, encore que, ni l'âge, mais la distance qu'on ajoute pour rien. Je ne suis pas leur pote, j'ai trois fois leur âge, il y a donc écart dans les faits, l'intéressant étant où on parvient à se retrouver pour partager et apprendre. Je sais qu'on ne me trouve pas, ne me trouvera jamais, derrière un "monsieur".
Hier, nous sommes passés par le Val-de-Travers, on y a visité les mines d'asphalte de la Presta. A leur apogée, elles assuraient 20% de la production mondiale. Drôle de se dire qu'il y a des morceaux de jura neuchâtelois à Budapest, Paris et en Amérique, entre autres. Pendant longtemps, les employés y travaillaient de 6h à 15h. Avant et après, ils officiaient entre champs et bestiaux, puisqu'ils étaient presque tous paysans. Voilà qui calme.
Ils travaillaient sans gants parce que les paysans n'ont pas l'habitude de se protéger les mains, voilà ce qu'on a répondu à la dame qui assurait la visite guidée, quand elle a demandé à un ancien, il y a quelques années.
En rentrant, j'ai commencé "Les Visages et les Voix", un bouquin de Patrick Laupin, un type dont la présence et le propos m'avaient beaucoup remué, à la radio, lors d'une émission, disparue il y a peu, que j'écoutais presque religieusement. Des minutes tissées de silence et d'intelligence dont on sortait souvent un peu grandi.
"Il ne s'agissait pas pour moi de restaurer un passé mythique du travail des mines, non plus de me livrer à une analyse sociologique, mais de me laisser écrire à travers les voix de ceux qui me donnèrent la parole.
(…)
C'est rencontrer alors cette difficile, même impossible question, que font les humains de la mémoire, des lieux de travail, et des paysages, où ils furent, quand presque tout est détruit?
Pour moi l'écriture (la poésie, la pensée) commencent avec cet abîme, cette impassibilité du muet, cette question impossible à transmettre. (…)
D'un mode d'existence qui ne se transmet pas seul le corps garde la question muette. La destruction est alors aussi question de langage car la division cesse d'être pensable quand les mots disparaissent.
Et lorsque meurent les actes fondateurs (puisqu'ils étaient l'avant-garde du progrès) s'ensuit une inéluctable mortalité des langues. Pour un mot nommant le travail et l'existence des mineurs, qui disparaît, ce sont des centaines de sensations qui s'abolissent, nous quittent, ne nous informent plus de leur geste de conscience et de pensée."
S'il y a bien une chose qui me manque, avec toi, ce sont toutes les discussions que nous n'aurons jamais vraiment, notamment sur les "vrais livres", que tu m'as très tôt encouragé à lire, et dont nous n'aurions vite plus eu la même acceptation; tant mieux peut-être, je crois qu'il y aurait eu capillarité de pensées, quand même, et déstabilisation bienvenue des sensibilités.
Ce matin, les garçons m'ont demandé si je voulais aller au goal alors qu'il jouait tous contre tous. J'ai souri et décliné leur invitation en leur disant que tous contre tous, ça ne m'intéressait pas, que c'était même le contraire du foot, si beau quand il s'invente et se sent en équipe.
Bon, je te laisse, ma présence à la Colonie n'est pas requise pour un moment encore, alors je vais aller trotter un bout.
A tout vite,
l'homme des bois, ton aldo
1 Comments:
La prochaine fois que je suis dans ton coin, je veux passer par le Val-de-Travers, juste pour la beauté du nom.
B.
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