Batelier, écrivain, mêmes rivières
Un petite vibration sur la table à portée de regard, j’oeillette distraitement le message qui vient de m’être envoyé, enfile mes chaussures, épaule un pull qui risque de se montrer utile avec l’avancée de la soirée puis m’en vais rejoindre Raphaël et sa douce compagne britannique.
Moments agréables où mon anglais se hasarde, me contraignant à tarir mon flot habituel, trop rapide et peu audible (voilà bon nombre d’années que la maman de Sergio se propose de m’offrir des cours de diction. Je ris et j’esquive.), là je n’ai pas le choix, je dois réfléchir puis essayer de parler distinctement. Exercice périlleux mais résultats encourageants.
Après avoir trempé mes lèvres dans un agréable verre de Muscat, dégusté une petite salade accoudé à la Sarine et brièvement discuté musique, les deux amoureux me quittent pour aller admirer Fribourg de nuit depuis la chapelle de la Lorette, point de vue capable de dévaster le regard le plus aigri.
De mon côté, je remonte, léger, Stalden, rue qui m’a fait m’éprendre de cette ville il y a bien des années.
Avant de m’allonger, j’ai envie de lire encore quelques lignes de « La Bataillière » de Pierre-Laurent Ellenberger, alors que je me crois seul, voilà que naissent, au milieu d’une page, les mots que tant de personnes tentent de me lancer au nez et à la barbe depuis des années.
« Elle m’a parlé longtemps. Au début, je n’ai rien compris, chevroté par le froid ambiant. Puis gentiment, docile, je suis entré en pédagogie. J’ai cheminé lentement vers une clarté nouvelle, en ce qui me concernait. J’ai appris que j’étais tordu, que je courai sur deux vagues qui se plissaient en s’écartant et que je serais noyé si je ne choisissais pas entre l’eau filante ou l’eau de rebat ; que de toute manière, ce choix n’était pas le mien. Je n’appartenais ni à l’une ni à l’autre. Ma seule navigation ne pouvait que se faire en moi, dans ma « sale tête de bois » où rien n’avait de crédit que le fait d’aller là où tous les autres ne vont pas. »
Comme souvent lorsque j’ai l’impression de me voir gesticuler sur le papier, je suis tiraillé entre différentes impressions.
Dans le cas présent, cela balance entre la joie d’être désormais accepté comme « fantomatique/énigmatique » par la majorité de mes connaissances qui se contentent de demander de mes nouvelles à Raoul et Loïc, seuls à avoir signe de vie régulièrement, et le petit pincement au cœur lorsque j’ai vent d’événements où « tout le monde » est invité, sauf moi, puisque je me suis volontairement chassé de leur quotidien.
Non pas que ma présence serait malvenue, mais on se dit, souvent à raison, que même si je répondais positivement, je serais, au dernier moment, rattrapé par mes habitudes solitaires d’homme qui aime se vivre entre parenthèses.
« Mon éloignement de Cully relevant de l’amputation, je me faisais toujours l’obligation d’y revenir entre deux voyages. D’abord parce que je n’habitais nulle part et, mammifère errant, je retournais au gîte. Ensuite, je voulais voir le lac, cette grande respiration que je n’ai pas trouvée ailleurs, même au bord de la mer. Le lac et sa beauté, ses orages subits, les montagnes de France sur la rive d’en face, tous ces bleus qui se superposent en transparence sans jamais se mélanger et qui ne se résolvent que dans le gris de l’orage ou dans le noir de la nuit. »
Je n’ai pas pu m’endormir avant d’avoir terminé, accompagné par la curieuse sensation de découvrir des lignes qui voltigeaient déjà entre mes fines gouttes de silence et mes rivières d’absence.
Je vous avais déjà exposé mon émerveillement lorsque, par l’entremise de son superbe « Pour toi la guerre est finie », j’avais vagabondé avec cet auteur dans les rues de Lausanne, rejoignant Ouchy depuis la cathédrale en crochetant par la rue de Bourg, il en est allé de même cette fois, lors d’une ballade dans les villages du Lavaux, endroit paradisiaque pas encore frappé du sceau de l’Unesco mais terrassé par un déferlement de seaux d’eau venus des cieux, transformant le lac en fleuve.
Il y est question, lors des catastrophes, de la solidarité indispensable qui se mue en amitié incontournable, à moins que ce ne soit le contraire, ou alors peut-être que les deux ne sont que rêveries d’écrivain qui se voudrait moins torturé, attaché plus solidement à une terre qu’il sait sienne surtout lorsqu’il la quitte.
« Gentillesse. Cette énergie dont tout le monde a besoin mais que personne n’a en compte, qu’on vole à ceux qui en ont et qu’on paie en fausse monnaie, en grimaces et en paroles. Tiens, voilà que je me remets en indignation. Je tisonne mon foyer, j’ai la braise impérissable. Les inondations ne m’ont pas rafraîchi. »
Mais tout ceci est bien joli, il y a un moment où, si elles veulent continuer de rythmer la pêche aux étoiles, les paupières doivent se reposer.
« L’enfant ne veut pas descendre de son arbre irisé par le soleil horizontal qui vient du Jura, à huit heures du soir. Grand-père est déjà venu trois fois dire qu’il est temps d’aller souper ou d’aller dormir sans souper, gauchement, sans urgence dans la voix. Il sait que l’enfant descendra de l’arbre quand le soleil aura disparu et il sait aussi que la nuit sera belle, parfumée. Ce ralenti de vivre est un grand panier de bonheur. L’enfant, du haut de son arbre, contemple le monde. […]. Ensuite l’enfant peut aller se coucher. Le monde est bien à lui, il le tient dans ses bras comme l’oreiller qu’il étreint en dormant. »
Libellés : Littérature, Pensées vagabondes
3 Comments:
Karim, merci pour ces extraits... viennent-ils tous de "la bataillère"?...
oserais-je te demander de me prêter ce livre?
...si tu demandais ;-) ...alors je répondrai...parce que j'en ai les larmes aux yeux...en fait même aux joues ;-)...
...le chemin, les vagues, la navigation, le Lavaux, les lacs, les bleus, les montagnes, la lumière, l'orage et la nuit...le bonheur d'être née dans ce pays qui nous offre ces beautés à portée et à perte de vue...la gentillesse, l'enfant et le grand-père... contemplation, rêve, ralentissement... emmèlées dans le temps qui s'écoule
...prendre le monde dans ses bras comme parfois être dans les bras du monde... et alors juste repirer et être apaisé... retrouvant le souvenir de nuits passées à la belle étoile...
Je jette une oreille sur tes suggestions musique alors que je te mitonne une compil' que je vais te remettre, pour une fois, mano a mano, et je vais devoir la refaire bicôse la pièce de Cinematic Orchestra s'y trouve, de même qu'une chanson d'Anna Ternheim !!!
Et j'ai vu Cat Empire - fun! - l'été dernier au Jazz Fest.
Diapason ?
I think SO!
Si tu n'a pas déjà lu le Foglia de ce jour (mardi 14), vas-y voir, la section intitulée "La mort" en particulier.
Magnifique.
Ma douce compage britannique te remercie vivement pour le livre et le cd! Elle vient d'atterir chez elle, là-bas, loin de l'été européen.
Elle a retrouvé le nom de cet auteur, mais moi je l'ai oublié, alors je te donnerai tout ça à notre prochaine rencontre!
Enregistrer un commentaire
<< Home