un goût d'émoi
Quand la nuit se présente, aux alentours de 18h, il y a neuf heures que nous sommes partis de Lisbonne. Le bus s'est rempli en zigzaguant au Portugal – six heures pour aller à Coimbra, alors qu'à peine plus de deux sont nécessaires -. C'est désormais l'Espagne qui défile.
Entre autres lectures, j'ai passé un quart de siècle avec Cartier-Bresson. J'y ai vu son père croisant Degas, dans la rue de Lisbonne, ce qui ne manquait pas de me faire sourire, puisque la semaine dernière, j'ai lu précisément le petit livre que Paul Valéry lui a consacré. Comme quoi Lisbonne n'arrête jamais d'imprégner mon labyrinthe mental, même sur papier, même dans le VIIIème arrondissement.
La disparition de Lisbonne et sa renaissance à Paris, cela sonne comme une contrefaçon d'un livre de Martin Page, un auteur qui est une des raisons de mon crochet dans l'Hexagone. Un écrivain qui a séjourné chez Max, au début de l'année. Son premier livre s'intitule « Comment je suis devenu stupide ». Il semblerait que nous ayons quelques points communs.
Maintenant l'obscurité règne, et mon voisin est incommodé par le faisceau lumineux qui me permet de prolonger mon ivresse de papier; donc j'éteins. Il a déjà des yeux qui s'extirpent péniblement d'une impressionnante masse de chair rosâtre. Je ne veux pas participer à ce grignotage.
Assez vite, on peut sentir du froid qui provient de la petite bouche d'aération située à côté des lumières. Une rumeur monte jusqu'au chauffeur, qui opine du chef. Il va faire le nécessaire. Mission réussie avec mention. Ma jambe gauche devient assez vite un rôti. Trouvant peut-être cela un peu sec, l'homme au regard charnu crache tout ce qu'il peut dans un sachet en plastique disposé devant lui. Parfois il s'endort ainsi, le front appuyé contre le siège qui lui fait face, se cramponnant aux poignées situées aux extrémités supérieures. Un filet épicé s'échappe des commissures de ses lèvres, probablement pour me faire tourner de l'œil. C'est négligé que je suis un roi du Twister, avec ou sans ballon.
Derrière moi, une conversation s'est lancée, avec pour seul obstacle le fait qu'un des deux protagonistes ne parle que portugais, l'autre hindi. J'écoute attentivement les réponses que le second balbutie pour ne pas manquer de courtoisie. Après quinze minutes, le bilan est le suivant: pour aller à Dehli, il va passer par Bruxelles, puis faire six heures d'avion, puis rentrer à Lisbonne, demain. Pas demain, la semaine prochaine?!? Oui, oui, demain.
Devant, quelques jacassements.
Un peu plus haut que mon crâne, de la pop-soupe servie par une radio locale. Seul élément que je peux modifier, j'ai à cœur de m'y atteler. Je colle, grâce à mon scotch de carrossier toujours sur homme, une carte à même d'atténuer cette nuisance sonore. Ce sont Saramago et son épouse, héros d'un beau documentaire actuellement en salle au Portugal, qui me permettent ce bricolage. Un Prix Nobel défunt et une journaliste espagnole, les deux n'ayant pas leur langue dans leur poche, à la rescousse de mes oreilles. Le pouvoir des livres est sans bornes.
Bon, je décide de voir si le sommeil veut bien de moi quelques instants. Ce n'est pas une franche réussite. Entre une sensation étrange au bas du dos et ma tête qui, fidèle à ses habitudes, ne tient pas en place, je dors quelques minutes ici et là.
J'aimerais que la musaraigne soit ici, pelotonnée sous mon bras. Je lui griffonne quelques mots dans le noir, sans savoir si, demain, je parviendrai à me relire.
La page ne tourne pas
De la langue j'effleure mon doigt
Sur ma peau un goût d'émoi
Où se devine le parfum d'une voix
Je sais que c'est toi
5h30, Bordeaux m'attend, c'est l'heure d'un café à St-Jean.
Libellés : Pensées vagabondes, Photos
1 Comments:
Bus de nuit hors Lisbonne...
Un périple tout en tendresse, malgré les impondérables.
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