le temps se mord les yeux
Empêtré. Sept lettres. Pas mieux.
Peut-être même « empêché ».
Sept lettres aussi.
C'est assez perturbant, cette sensation que l'atmosphère vous enserre entre ses griffes, que les nuages complotent contre votre glotte. Parce que c'est vraiment ça, la sensation que la lourdeur ambiante, petit à petit, se glisse dans votre gorge; imprègne votre corps et vos jambes.
J'étais dans cet état, enfin plutôt dans cet étau, quand je suis allé courir, lundi.
Longtemps que je n'avais pas ressenti aussi clairement ce que Brel veut dire quand il parle d'un « ciel si gris qu'un canal s'est pendu. » Là c'était carrément l'embouchure d'un fleuve qui semblait sur le point de se passer une corde autour du cou; et par la même occasion de mes chevilles, histoire qu'on trépasse entre vieux potes.
Il faisait lourd, ça sentait l'orage; c'était l'écriture qui permettrait de prendre le large.
Ou la lecture.
C'est fascinant quand le temps se mord les yeux.
Je m'explique.
Ce matin, j'ai écrit les lignes qui précèdent, puis j'ai éteint mon ordinateur, je suis sorti un moment. En rentrant, j'ai grignoté et bu beaucoup de café, assis avec le dernier livre traduit d'Herta Müller.
Après quelques pages, c'était le grondement de l'orage du début de semaine qui m'engloutissait à nouveau:
« J'ai des lourdeurs d'estomac qui me remontent jusqu'au palais. La bascule du souffle est chamboulée, je suis hors d'haleine. »
Ces lignes, me traversant, c'était le temps qui se mordait les yeux.
Une de mes petites sœurs est arrivée à Lisbonne, il y a deux jours. Ça la grattouillait de partout, elle se demandait si elle n'avait pas des poux.
Ce matin, Herta Müller m'a présenté le verbe « épouiller », qui n'avait pas encore eu la bonne idée de s'inscrire dans mon vocabulaire.
De « dépouiller » à « épouiller », il y a un « d » qui tombe, ainsi que, si l'on a le peigne adéquat, des petites bestioles désagréables.
J'ai pensé à la musaraigne, à son rire quand je lui avais suggéré d'énucléer les olives. C'est vrai que j'aime bien emberlificoté la parole, lui mettre des habits trop grands pour elle, voir à quoi elle ressemble si on lui propose un nœud papillon.
Le temps qui se mord les yeux, et en profite du coup pour vous souffler dans les oreilles, c'est souvent ce qui arrive quand humer des pages n'est pas de l'ordre de la distraction, mais de l'inévitable attraction.
Parfois des lignes, venues d'un autre siècle, vous sauvent; parfois certaines phrases, que vous peinez à fixer, révèleront leurs secrets plus tard.
Ces derniers temps, j'ai beaucoup écouté Brad Mehldau et Joshua Redman, deux musiciens que Rubens adore.
A présent, j'écoute le « Köln Konzert » de Keith Jarrett, et je me dis que j'aimerais que mon écriture ressemble à ça. Un instrument déroulant des notes qui s'appellent, se répondent; qui s'apaisent et s'affolent; puis, parfois, la voix de celui qui joue s'invite dans la transe, ronronnant l'intensité en train de se déployer.
Libellés : Pensées vagabondes, Photos
1 Comments:
Longtemps que je n'avais pas ressenti aussi clairement ce que Brel veut dire quand il parle d'un « ciel si gris qu'un canal s'est pendu. »
ton interprétation...il en existe de multiples autres..mais que connaît du plat pays un résident suisse, montagnes et vallées..?^^
quelque part il est dit: "j'aplanirai les montagnes et je redresserai les vallées", c'est comme cela qu'arrive le plat pays^^
pour le gris, c'est aussi - entre autres choses - la couleur de l'argent...quelque part il est aussi dit que "l'argent est mûr quand on voit son visage dedans"^^
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