mettre en suspension la phrase de notre vie
Au bout du couloir se trouvait un type qui buvait une bière en me regardant de travers, c'en était d'autant plus troublant qu'il semblait vêtu d'un maillot d'arbitre; à côté de moi, deux filles qui avaient eu mille péripéties aéroportuaires avant de s'en remettre au rail; sur mes genoux, un petit bouquin d'Unamuno.
Le train était arrêté pour un incident technique, ça allait prendre près de deux heures.
A la gare, j'avais aperçu un distributeur de bouquins; une manière d'encourager à lire? Non, non, bien mieux, un appel à la diversité, un chant d'amour à la curiosité! Les livres qui sont déjà chez tout le monde encore plus à portée de main; je battais les miennes d'allégresse.
Carton jaune.
Verdict du gars à l'oeil sombre, il en avait soupé de mes sarcasmes.
Le livre que je lisais avait été en partie écrit en 1927, à Hendaye, notre terminus. Temps et espace s'apostrophaient, presque se télescopaient; j'étais content, content comme copain.
Pardon?!?
Non, non, laissez, il m'arrive de divaguer.
Dans les pages en question, s'esquissait un personnage pris dans un terrible tourment; il lit un livre dans lequel on lui apprend qu'il va mourir une fois la dernière page tournée.
Alors continuer de lire, ou pas? Cacher cet objet inquiétant et tout capitaliser sur une retraite hypothétique, sur un gain à la loterie; ou tourner des pages frémissantes et donner de l'ampleur à sa vie, aussi courte puisse-t-elle être?
Goncalo M. Tavares dit que la lecture lui semble un moyen d'acquérir des grammes de lucidité, en ayant l'espoir impossible de peser un jour son propre poids de lucidité. Il s'empresse d'ajouter qu'être lucide, ce n'est pas comprendre plus clairement le monde, c'est même précisément le contraire.
Ben mon vieux, y a des tordus.
J'ai bien peur d'en être.
Complètement «de bizingue», les gaillards; mais bon, être de « traviole », ça fait valser la vie.
Un baron de mes amis dirait « j'sais pas comment te l'dire autrement qu'en te l'disant. »
On y est, je ne sais pas comment vous l'écrire autrement qu'en l'écrivant.
Alors je le répète:
Être de traviole, ça fait valser la vie.
Et ça vous invite des raviolis sur la page, parce que c'est ce que me propose mon correcteur orthographique; c'est-y pas mirifique?!?
« La Grange à Fleurs ». L'enseigne était pour le moins défraîchie, mais bien lancé dans mes déambulations paloises, c'est ce genre d'endroits « de bizingue » (là l'ordi me sert « bilingue »; moins funky), on y revient, que je cherchais. Je vais voir derrière. Pas vraiment un squat, mais apparemment certains doivent profiter des lieux pour passer la nuit sous un toit, parfois.
Sur une table, « Le bruit et la fureur » de Faulkner. Comme l'impression que c'est un livre qui ne sera jamais dans aucun distributeur.
Mais chez Chilperic bouquiniste, oui. Un endroit sensationnel, des bouquins partout; « j'essaye d'en mettre pour tous les goûts » m'a dit le monsieur grâce à qui existe encore ce genre de parenthèse.
Une parenthèse, absolument, qui s'ouvre pour permettre de préciser ce qui vient d'être énoncé, une mise en suspension de la phrase de notre vie; parfois il faut relire ce qui se situe avant la parenthèse, pour comprendre, ou pour reprendre; les parenthèses, c'est se rappeler qu'il convient toujours d'interroger notre relation à l'espace et au temps.
« A cinquante ans, je tente de revenir à Stendhal dont le lycée m'avait dégoûté; là je viens de me faire tout Aristophane; mais bon, il y aura toujours plus de choses que l'on n'a pas lues que l'inverse. Tant mieux. »
Yeah my man.
Yeah my man.
J'ai pensé la même chose quand j'ai serré la pogne de Manouche, qui nous faisait visiter la communauté Emmaüs Lescar-Pau. Un de ces gars qu'on peut juste écouter et regarder; il a une bonne partie de sa vie marquée sur le visage. Une gueule ravagée, mais qui montre que la dignité, les combats pour son affirmation, ça se passe loin des crèmes anti-rides. Manouche, un mec qui en a bavé, grave, puis que l'abbé Pierre a sauvé; on ne peut pas le dire autrement.
Abstinent depuis 13 ans, mais toujours alcoolique, « parce qu'on le reste toute sa vie, c'est moi qui vous le dis. » Il a de grosses opérations qui l'attendent, au début de l'année prochaine, parce qu'il s'est joliment flingué pendant des années. S'il en sort sur des deux pieds, il va monter une association pour parler haut et fort des ravages de l'alcool, « ce business qu'on questionne seulement à mi-voix, vu qu'il rapporte aux caisses de l'état ».
Bon, le mot de la fin à Unamuno, dans ce « Comment se fait un roman » qu'Allia ressort de judicieuse manière:
« Et quand je dis que je suis ici pour m'éclairer, avec cette première personne, je ne veux pas me référer, lecteur, à mon seul moi, mais aussi à ton moi, à nos moi-s. Car nous et moi-s, ce n'est pas la même chose. »
Libellés : Pensées vagabondes, Photos
4 Comments:
Désolé pour la couleur du texte, c'est indépendant de ma volonté...
Je compte sur super Raphu, administrateur en chef, pour résoudre bientôt ce problème.
:-)
Merci sourcier, j'ai acheté illico le Unamuno que j'avais sur le rayon tout juste à côté de mon poste et que je ne soupçonnais même pas. Les trésors sont vraiment parfois pas du tout enfouis mais juste là, tout près. C'est nous qui sommes aveugles.
Benoit
Merci super Raphu,enfin j'y vois mieux!!!
Inutile de te dire cher yaya que tes photos sont juste magnifique!
Je serais tentée de te dire ...Mais ou vas tu chercher tout ça!?!
A PAU ?
Salutations et bisous à mademoiselle "Musaraigne"
et à toi... taratata
De rien... mais je ne voudrais pas me lancer des fleurs alors que je n'ai rien fait! Un autre Raphu se cache-t-il ailleurs, en France du Sud?
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