C'est une Venise en
partie encore chavirée qui m'a accueilli; les complotages de la mer
et du ciel ne l'avaient pas ménagée, l'avaient rappelée à sa
fragilité. Elle respirait bas, dans un gris teinté d'humilité,
voire de morbidité sur certaines affiches tristement tendances:
elles vantaient les mérites de funérailles, au choix, "low
cost" ou "écologiquement consciencieuses."
Quand le soleil est
venu souffler dans les plis de toute cette humidité, j'ai eu envie
de m'en aller, de bouger au faux-rythme de mes pensées. Direction
Trieste, en train. Une dame, à côté de moi, surchargée, émettait
des bâillements qui étaient comme de petites
incantations;(sara)bande-son incessante, tout à fait troublante. Le
tracé était aussi plat que celui d'un cadavre de trois jours, seuls
quelques chasseurs ont eu la bonne idée de me dérider, dans un
champ où ils ont sans doute dû se résigner à se tirer sur les
pieds; à moins qu'un lièvre, sorti d'un bosquet où il s'était
oublié.
Les derniers
kilomètres, à flanc de falaises, lorgnant sur la mer où des
pêcheurs avaient composé d'impressionnants labyrinthes de filets,
effacèrent les deux petites heures d'insipidité.
Une fois arrivé,
j'ai flâné à la recherche de paragraphes qu'auraient égarés
Italo Svevo ou Claudio Magris. James Joyce a écrit, dans une lettre,
que son âme était à Trieste.
Je ne me suis pas
trouvé nez-à-nez avec elle, mais j'ai accompagné quelques instants
un cortège d'étudiants s'insurgeant contre des cursus de plus en
plus inaccessibles. "Voglio studiare non voglio rischiere /
Je veux étudier je ne veux pas risquer. "
L'ambiance n'était
pas morose pour autant, il y avait de la musique et des rires.
N'apparaissait pas moins en filigrane une question lancinante:
combien pèse une larme?!?
Puis embarquement
dans un bus qui a tournicoté, beaucoup, jusqu'à Ljubljana, la belle
Slovène, où m'attendaient des souvenirs d'une virée avec mon grand
dadet préféré.
J'y ai flâné deux
jours, meilleur moyen, comme le disait Walter Benjamin, de poser un
regard oblique sur la ville, d'y découvrir d'autres pulsations,
différentes dimensions. Dans un article intitulé "Walter
Benjamin, lecteur absolu", écrit par Bruno Tackels, ce dernier
utilise une formule somptueuse: "L'oisiveté renversée en
activisme poétique."
Deux nuits plus
tard, train jusqu'à Sezana; les vitres étaient pointillées
intégralement, pour les jours où le soleil est trop agressif,
probablement, mais en l’occurrence cela n'avait que la mauvaise idée
de voiler le paysage. L'impression de regarder un film sur une chaîne
cryptée, sans décodeur.
Combien pèse une
larme?!?
Il n'y avait alors
plus qu'une petite demi-heure de bus pour retourner à Trieste,
fascinante Trieste, mosaïque étagée d'étrange manière. Difficile
de dire si ses collines ouvrent ou si elle "ferment" sur la
mer; sans doute un peu des deux.
Le premier soir, je
suis monté sur l'une d'elle; cela sentait Lisbonne. J'ai chanté des
bribes de fado qui musardaient dans ma tête. J'ai lu le début du De
Luca que je venais d'acheter: "I pesci non chiudono gli
occhi", "Les poissons ne ferment pas les yeux."
Des pages qui comme souvent remontent le fleuve de ses souvenirs
jusqu'à son enfance napolitaine, jusqu'aux premiers livres. Ce qu'il
dit de son approche des mots qu'il ne comprenait pas ne pouvait que
me parler.
"Andavo piano, a remi, qualche
parole non capìta la lasciavo stare, senza frugare nel vocabolario.
In attesa di intenderla, restava approssimata. Dovevo arrivarci da
solo, definirmela attraverso altre occasioni, a forza di
incontrarla."
"J'avançais lentement, à la
rame, tout mot que je ne comprenais pas je le laissais en l'état,
sans fouiller dans le vocabulaire. Dans l'attente de le comprendre, il
restait à proximité. Je devais y arriver tout seul, me le définir
à travers d'autres occasions, à force de le rencontrer."
De Luca explique
que c'est à travers les livres qu'il a commencé à comprendre que
les adultes étaient bien moins que ce qu'ils prétendaient. Ce qui
l'a le plus déçu, c'est qu'ils ne tiennent pas leur parole. Tenir
une parole qui en italien se dit maintenir une parole. Il ajoute que,
à dix ans, c'était son mot préféré, maintenir, en ce qu'il
comportait la promesse de tenir par la main. Maintenir. Ce mot lui
manquait, écrit-il.
Combien pèse une
larme?!?
Des mots préférés
nous sont donnés par trois personnages différents dans "Venuto
al mondo", le film adapté du roman de Margaret Mazantini, avec
Pénélope Cruz et Emile Hirsch. Liberté et Merci en sont deux, le
troisième m'a échappé.
Une histoire qui
revient, par l'intermédiaire d'une filiation obscure, sur des
fragments de la guerre en ex-Yougoslavie. Le regardant, j'ai eu une
nouvelle fois l'impression qu'il y a aussi des petits bouts de moi
que je dois aller chercher à Sarajevo. Sans doute pour lire et
écrire différemment le peu qu'on nous avait dit à l'époque; peu et
mal. Sans doute pour refuser l'indifférence voire le mépris qui ont
vite été les seuls mots se rattachant à la Bosnie pour beaucoup de
monde.
Entre ce film et
"Anima", le roman de Mouawad, lu à Venise, qui dissèque
les intestins de l'humain quand il se laisse aller à sa part la plus
obscure, il n'y a pas vraiment de quoi pavoiser.
Combien pèse une
larme?!? Beaucoup moins sur une balance que sur ses chaussures quant
il s'agit d'avancer.
C'est à nouveau
Calet, dont j'avais gardé "L'Italie à la paresseuse" pour
cette semaine, qui me semble conclure au mieux ce déblogage:
"Usé, je le suis un peu,
certes. Ou, plutôt, c'est mon coeur qui est usé – jusqu'à la
trame – comme si l'on n'avait pas cessé de me le limer à petits
coups répétés. En cet instant, je sens encore qu'on s'acharne sur
lui. Mais j'ai fini par m'habituer à cette douleur secrète.
D'ailleurs, c'est peut-être un rat qui me le mordille toujours, qui
s'en nourrit... Rien de tout cela ne se remarque à première vue, du
moins je le souhaite. En somme, je suis comme tout le monde."