katchdabratch

S'engouffrer dans le sillon de mots indociles; y façonner des points d'appui, pour soi et quelques autres. Pétrir les silences qui sont une partie du terreau où s'ensemence ce qui nous dispose dans le jour. Les inviter à s'ébrouer. Apparaît alors parfois une ouverture, elle offre au souffle un fragment de miracle: ne plus craindre la douceur.

vendredi, novembre 23, 2012

les complotages de la mer et du ciel













C'est une Venise en partie encore chavirée qui m'a accueilli; les complotages de la mer et du ciel ne l'avaient pas ménagée, l'avaient rappelée à sa fragilité. Elle respirait bas, dans un gris teinté d'humilité, voire de morbidité sur certaines affiches tristement tendances: elles vantaient les mérites de funérailles, au choix, "low cost" ou "écologiquement consciencieuses."

Quand le soleil est venu souffler dans les plis de toute cette humidité, j'ai eu envie de m'en aller, de bouger au faux-rythme de mes pensées. Direction Trieste, en train. Une dame, à côté de moi, surchargée, émettait des bâillements qui étaient comme de petites incantations;(sara)bande-son incessante, tout à fait troublante. Le tracé était aussi plat que celui d'un cadavre de trois jours, seuls quelques chasseurs ont eu la bonne idée de me dérider, dans un champ où ils ont sans doute dû se résigner à se tirer sur les pieds; à moins qu'un lièvre, sorti d'un bosquet où il s'était oublié.

Les derniers kilomètres, à flanc de falaises, lorgnant sur la mer où des pêcheurs avaient composé d'impressionnants labyrinthes de filets, effacèrent les deux petites heures d'insipidité.

Une fois arrivé, j'ai flâné à la recherche de paragraphes qu'auraient égarés Italo Svevo ou Claudio Magris. James Joyce a écrit, dans une lettre, que son âme était à Trieste.

Je ne me suis pas trouvé nez-à-nez avec elle, mais j'ai accompagné quelques instants un cortège d'étudiants s'insurgeant contre des cursus de plus en plus inaccessibles. "Voglio studiare non voglio rischiere / Je veux étudier je ne veux pas risquer. "

L'ambiance n'était pas morose pour autant, il y avait de la musique et des rires. N'apparaissait pas moins en filigrane une question lancinante: combien pèse une larme?!?

Puis embarquement dans un bus qui a tournicoté, beaucoup, jusqu'à Ljubljana, la belle Slovène, où m'attendaient des souvenirs d'une virée avec mon grand dadet préféré.

J'y ai flâné deux jours, meilleur moyen, comme le disait Walter Benjamin, de poser un regard oblique sur la ville, d'y découvrir d'autres pulsations, différentes dimensions. Dans un article intitulé "Walter Benjamin, lecteur absolu", écrit par Bruno Tackels, ce dernier utilise une formule somptueuse: "L'oisiveté renversée en activisme poétique."

Deux nuits plus tard, train jusqu'à Sezana; les vitres étaient pointillées intégralement, pour les jours où le soleil est trop agressif, probablement, mais en l’occurrence cela n'avait que la mauvaise idée de voiler le paysage. L'impression de regarder un film sur une chaîne cryptée, sans décodeur.

Combien pèse une larme?!?

Il n'y avait alors plus qu'une petite demi-heure de bus pour retourner à Trieste, fascinante Trieste, mosaïque étagée d'étrange manière. Difficile de dire si ses collines ouvrent ou si elle "ferment" sur la mer; sans doute un peu des deux.

Le premier soir, je suis monté sur l'une d'elle; cela sentait Lisbonne. J'ai chanté des bribes de fado qui musardaient dans ma tête. J'ai lu le début du De Luca que je venais d'acheter: "I pesci non chiudono gli occhi", "Les poissons ne ferment pas les yeux." Des pages qui comme souvent remontent le fleuve de ses souvenirs jusqu'à son enfance napolitaine, jusqu'aux premiers livres. Ce qu'il dit de son approche des mots qu'il ne comprenait pas ne pouvait que me parler.

"Andavo piano, a remi, qualche parole non capìta la lasciavo stare, senza frugare nel vocabolario. In attesa di intenderla, restava approssimata. Dovevo arrivarci da solo, definirmela attraverso altre occasioni, a forza di incontrarla."

"J'avançais lentement, à la rame, tout mot que je ne comprenais pas je le laissais en l'état, sans fouiller dans le vocabulaire. Dans l'attente de le comprendre, il restait à proximité. Je devais y arriver tout seul, me le définir à travers d'autres occasions, à force de le rencontrer."

De Luca explique que c'est à travers les livres qu'il a commencé à comprendre que les adultes étaient bien moins que ce qu'ils prétendaient. Ce qui l'a le plus déçu, c'est qu'ils ne tiennent pas leur parole. Tenir une parole qui en italien se dit maintenir une parole. Il ajoute que, à dix ans, c'était son mot préféré, maintenir, en ce qu'il comportait la promesse de tenir par la main. Maintenir. Ce mot lui manquait, écrit-il.

Combien pèse une larme?!?

Des mots préférés nous sont donnés par trois personnages différents dans "Venuto al mondo", le film adapté du roman de Margaret Mazantini, avec Pénélope Cruz et Emile Hirsch. Liberté et Merci en sont deux, le troisième m'a échappé.

Une histoire qui revient, par l'intermédiaire d'une filiation obscure, sur des fragments de la guerre en ex-Yougoslavie. Le regardant, j'ai eu une nouvelle fois l'impression qu'il y a aussi des petits bouts de moi que je dois aller chercher à Sarajevo. Sans doute pour lire et écrire différemment le peu qu'on nous avait dit à l'époque; peu et mal. Sans doute pour refuser l'indifférence voire le mépris qui ont vite été les seuls mots se rattachant à la Bosnie pour beaucoup de monde.

Entre ce film et "Anima", le roman de Mouawad, lu à Venise, qui dissèque les intestins de l'humain quand il se laisse aller à sa part la plus obscure, il n'y a pas vraiment de quoi pavoiser.

Combien pèse une larme?!? Beaucoup moins sur une balance que sur ses chaussures quant il s'agit d'avancer.

C'est à nouveau Calet, dont j'avais gardé "L'Italie à la paresseuse" pour cette semaine, qui me semble conclure au mieux ce déblogage:

"Usé, je le suis un peu, certes. Ou, plutôt, c'est mon coeur qui est usé – jusqu'à la trame – comme si l'on n'avait pas cessé de me le limer à petits coups répétés. En cet instant, je sens encore qu'on s'acharne sur lui. Mais j'ai fini par m'habituer à cette douleur secrète. D'ailleurs, c'est peut-être un rat qui me le mordille toujours, qui s'en nourrit... Rien de tout cela ne se remarque à première vue, du moins je le souhaite. En somme, je suis comme tout le monde."

lundi, novembre 05, 2012

ceux qui ne font que passer






A deux pas d'ici, disons trois, surplombant la Sarine qui s'apprête à devenir le fantasmé lac de Pérolles, il y a le chemin des falaises. Il semblerait qu'il ait des prolongements secrets, puisque c'est assurément sur lui que je bégaye mes pas depuis de longs mois. Le chemin des falaises. Une chauve-souris m'y a escorté un bout, hier; elle me voletait autour avec cette manière saccadée qui leur est singulière.

C'était agréable d'inhaler avec elle la nuit, qui n'avait encore pas tout à fait revêtu son costume de noirceur; seulement ses bas, discrète promesse de douceur.

Une fois à la gare, c'était battle musical au programme: d'un côté ambiance rap; de l'autre, une techno imbuvable, qu'on appelait, quand j'étais gosse, allez savoir pourquoi, de la "spatze". J'ai vite eu fait de choisir mon camp: celui de ceux qui ne faisaient que passer.

Dans le train, j'ai repris un peu de "Le tout sur le tout" d'Henri Calet, dans lequel il parle une fois de plus de son Paris. Une ville lumière qu'il dorlote en lui donnant des claques, qu'il maltraite avec amour. Paris, sous sa plume, est en même temps une grand-mère adorable, une mère envahissante, un frère chiant et un vieux pote.

"Je me suis coiffé de cette ville, elle me botte parfaitement, elle est à ma taille. Je l'ai vue sous toutes les coutures. C'est une intimité sans plus aucun secret. Paris en chemise, Paris à poil. Je m'en fais un tour de cou... C'est entre nous à la vie à la mort (la vie pour elle, la mort pour moi)."

La patte de Calet me transporte dans une sorte d'hébétude heureuse et mélancolique; j'entoure au crayon les chapitres à quoi je reviendrai. Un sur deux.

Voilà qui me donne envie de vous copier un poème d'Antonio Ramos Rosa

Para um amigo tenho sempre um relógio
esquecido em qualquer fundo de algibeira.
Mas esse relógio não marca o tempo inútil.
São restos de tabaco e de ternura rápida.
É um arco-íris de sombra, quente e trémulo.
É um copo de vinho com o meu sangue e o sol.

Pour un ami j'ai toujours une montre
oubliée dans un fond de poche.
Mais cette montre n'indique pas le temps inutile.
Se sont des restes de tabac et de tendresse rapide.
C'est un arc-en-ciel d'ombre, chaud et tremblotant.
C'est un verre de vin avec mon sang et le soleil.

Arrivé sur les hauts de Lausanne, lors d'un crochet dans la capitale vaudoise semi-improvisé, j'ai constaté que la campagne, à cet endoit, borde encore en partie la ville. La Blécherette dépassée, parti direction le Mont, on voit des vaches, une grosse étable aussi, qui semble toute surprise d'être toujours en vie. Elle secoue la tête en regardant le long bouchon de voitures qui s'étire depuis la sortie d'autoroute.

J'allais dans un endroit où les livres sont refourgués au poids, et les CD pour ainsi dire donnés. Je trouve à chaque passage de quoi remplir un sac. Puis, quelques mois plus tard, quand je ne peux m'empêcher de reprendre mes pérégrinations, que les tas de rebuts se sont superposés, se repose la sempiternelle question: tu fais quoi de tout ça, maintenant, espèce de couillon?!?

Le retour au centre s'est déroulé par le bord du ruisseau qui donne son nom à la zone devenue tendance ces dernières années, le Flon. En amont des magasins et autres paradis pour noctambules, il chemine tranquillement dans une verdure surprenante, il salue le Bois-Gentil, sa prison, son centre oecuménique fort moderne et ses terrains de sport. Il clapote des pieds de nez aux automobilistes pressés.

Avant d'amorcer la descente, j'ai pris une dernièer bouchée de panorama, on apercevait un carreau de lac qui guignait; au-dessus de lui, des montagnes rendues inquiétantes par des traînées de neige déjà bien édulcorées.

Oui, c'est vrai, je vous ai trimbalés de Fribourg à Lausanne sans transition. Vous vous êtes même rendus à Berne sans le savoir. Il y avait aussi entre ces paragraphes un crochet bâlois que j'ai omis. Sans parler de Paris et de Lisbonne. Un moment la nuit arrive, soudain c'est le jour qui est là.

C'est somme toute une sympathique perversité du clavier, ces téléportations à volonté, cette vitalité à discrétion; cette synchronicité fantasmée des frissons.

Calet vous salue:

"De trente à quarante, je me suis débarrassé de quelques inutilités; je ne crie plus, j'ai mis la sourdine; je vais plus librement. Et puis, à force de grimper, je crois que j'ai accédé à une sorte de plate-forme d'où l'on distingue un peu plus nettement les objets et les hommes, et soi-même. Ensuite, il n'y aura plus qu'à se laisser aller, doucement. Cela devrait marcher tout seul. Mais il se peut que je me trompe."