katchdabratch

S'engouffrer dans le sillon de mots indociles; y façonner des points d'appui, pour soi et quelques autres. Pétrir les silences qui sont une partie du terreau où s'ensemence ce qui nous dispose dans le jour. Les inviter à s'ébrouer. Apparaît alors parfois une ouverture, elle offre au souffle un fragment de miracle: ne plus craindre la douceur.

dimanche, juillet 29, 2012

la subjectivité profonde












(Combien de joie et de chagrin est-ce que nous pesons ?!? Quelle est la part d’ombre qui façonne notre silhouette ?!? Combien de nuits blanches mesurons-nous ?!?)



Ça sentait la pluie, quand je suis parti courir. Non pas qu’il allait pleuvoir sous peu, non, déjà quelques gouttes avaient picoré le sol, c’est lui qui dégageait cette odeur si particulière, un parfum de ciel qui, une fois arrivé par terre, rebondit pour imprégner nos narines.


Mes foulées ont croisé 


des champs déjà « embottés », mais aussi un qui ne l’avait pas encore été, le foin s'y étendait en sillons qui me donnaient l'impression d'onduler comme des dunes venues d’un désert lointain, tout au fond de ma tête ;

des vignes en train de se reposer ;


des plantations de betteraves, les feuilles frémissant de plaisir sous ce crachin estival ;


un héron qui faisait le beau, posté sur un caillou, dans l’Arnon


-Arnon dont les bordures, à quelques heures de l’événement pour lequel j’étais dans le coin, m’ont d’ailleurs enchanté comme au premier jour- ;


un rapace intrigant que je n’ai pas réussi à identifier ;


bien d’autres choses également, que je ne suis pas en mesure d’énumérer ;


et puis il y a eu, arrivé en haut de la montée qui, après le Moulin de Péroset, s’engage en direction de Grandson, un bandeau de lac me saluant, au loin.


Ma première baignade de la saison a eu lieu avec Igor et Milan, ce dernier, une fois dans l’eau, alors que son papa lui demandait s’il voulait aller jusqu’au radeau :


« Non, j’aimerais aller jusque dans le paysage. »


Il convient de ne pas confondre :


 aller dans le paysage, qui signifie nager sans plus s’arrêter, accompagné de personnes aimées, enivré par la joie du moment, jusqu’à devenir un élément du tableau ;


 avec aller dans le décor, qui est très différent, mais n’est peut-être pas très loin de ce que j’ai fait pendant quelques mois, il y a peu.


Ou quand mes réveils sentaient le brouillard, sans que je sache comment dissiper cette nébulosité qui me tirait des balles dans les pieds. Parenthèse étrange, pesante et triste, qui m’a au final allégé, au propre comme au figuré ; cela m’a débarrassé de vieilles rancunes qu’il ne servait à rien de garder,  m’a permis une « reconfiguration émotionnelle » bienvenue, et cela a poussé la balance de ma grand-mère à s’étonner devant un poids encore jamais effleuré.


« Dis-voir, tu triches ou bien ce serait pas mal que la vieille te cuisine 2/3 steaks, histoire de te remplumer ?!? »


(Combien de joie et de chagrin est-ce que nous pesons ?!? Quelle est la part d’ombre qui façonne notre silhouette ?!? Combien de nuits blanches mesurons-nous ?!?)


Il y a eu, il y a peu, des articles qui parlaient du rapport de la commission indépendante chargée d’enquêter sur les raisons du drame de Fukushima. En fait ces articles parlaient de tous ceux que les vies flirtant avec les marges indisposent ; en fait ces articles parlaient de la grande majorité de la population. Ils disaient ceci :


La catastrophe a eu lieu à cause 


du conditionnement à l’obéissance, 


de la réticence à questionner l’autorité,


de la dévotion à adhérer au programme,


de la mentalité de groupe.


S’ajoutaient à ces points l’insularité, et aussi le fait que la Centrale était gérée par une entité privée, dont le seul intérêt -avertie depuis longtemps des risques inhérents à sa position et à sa vétusté, elle n’a rien mis en œuvre pour parer à l’éventualité d’un dérapage (doux euphémisme) - , était de générer le plus d’argent possible. Tiens donc. La conclusion faisait de tout ceci des éléments culturels japonais ; comme signalé plus haut, je ne suis pas du tout d’accord. On peut d’ailleurs transposer cette énumération à nombre d'exemples de funeste mémoire.


Il semblerait qu’en Suisse, à Schwitz, canton qui a donné son nom à la Confédération helvétique, on ait retrouvé des restes d’une muraille qui aurait été dressée sur ses frontières, il y a plusieurs siècles.


On peut rire de cette symbolique diablement significative. Oui, sans doute vaut-il mieux en rire.


Mais c’est parfois difficile : 


Souper avec ma grande-sœur et mon petit-frère, tout d’abord très bien, puis, petit à petit, le second nommé commence à tenir des propos aux relents d’extrême-droite : il faudrait selon lui « trier » les étrangers, parce qu’il s’agit d’objectivité que d’accepter que « ce ne sont qu'eux qui foutent la merde »


Alors ceux qui ne sont pas là pour bosser, comme notre très cher père l’a été, eh bien loin, un pied au cul et salutations chez vous. 


Il s’agit d’être objectif, m’a-t-il asséné à plusieurs reprises, une objectivité qui ne prend semble-t-il pas en compte le fait que j’ai démonté chacun de ses arguments, non, cette objectivité-ci est celle de la majorité du peuple suisse quand il y a des votations idéologiques, c’est une objectivité qui veut dire « on a le droit de penser ce qu’on pense, vu qu’il y a des exemples qui illustrent nos opinions. » 


Cette objectivité se nourrit de généralités abusives. Cette objectivité rampe, cette objectivité est une sangsue qui suce le cerveau.


Cette objectivité qui fait dire aux statistiques ce qu’on a envie d’entendre est d’une tristesse sans nom, il est urgent de lui préférer ce qu’Harold Bloom appelle la « subjectivité profonde ». 


L’objectivité est une vaste mascarade, dit-il en substance, ce qui est important, ce qu’il est difficile de forger, c’est une « subjectivité profonde » ; une pensée personnelle, singulière, sensible, qui se sait telle, le revendique, l’explique et invite tout un chacun à faire de même. 


Penser ne se nourrit pas de raccourcis, penser prend mille chemins qui souvent ne se recoupent pas. 


Penser devrait occuper une vie, mais on a tellement d’autres choses à faire.


(Combien de joie et de chagrin est-ce que nous pesons ?!? Quelle est la part d’ombre qui façonne notre silhouette ?!? Combien de nuits blanches mesurons-nous ?!?)


Dans le texte où il explique comment est né « Requiem », Antonio Tabucchi raconte qu’il était à Paris, en train de s’adonner à de l’écriture automatique pour se remémorer un rêve qu’il avait fait, dans lequel son père, qui était en même temps son fils, lui était apparu très distinctement, surtout sa voix, cette voix qu’il avait si particulière.


Tabucchi était donc dans un café à Paris, emporté par la connexion établie avec son inconscient, quand le serveur, après un long moment à le regarder s’acharner sur son papier, est venu lui demander, ayant reconnu à son accent qu’il était italien, s’il était écrivain, et le cas échéant, ce qu’il était en train d’écrire de beau à ses lecteurs.


C’est seulement à cet instant-ci que Tabucchi a réalisé que la souvenance de son songe, il était en train de l’écrire en portugais ; alors même que son père n’avait jamais parlé qu’une seule langue, le toscan rustique de la zone dans laquelle il avait toujours vécu. Pourtant c’était sa voix, sans aucun doute possible, que Tabucchi avait « entendu » et qu’il avait mise sur le papier.


Il clôt le long article sur ce livre en racontant que lui et son père, dans les dernières années, s’appelaient mutuellement « pá », ceci par jeu, l’un disant ceci en pensant « padre », l’autre parce que son fils lui avait expliqué que ce même pá, en portugais, était une contraction de « rapaz », jeune homme, ragazzo en italien. Ce « pá » étant donc le seul mot que son père connaissait dans cette langue que son fils avait pratiquement fait sienne.


Une syllabe peut contenir un univers, conclut Tabucchi.


L’attention aux syllabes, aux voix, aux regards, ceci aménage la pensée, et me convainc chaque jour un peu plus que la culture, celle qui est importante parce qu’elle ne vise pas que l’étalement, ne palpite pas dans des références, des noms ou des dates à n’en plus finir, non, c’est un aiguisement permanent de son empathie ; se glisser, tenter de se glisser, dans les pas d’un autre, jusque (peut-être surtout) dans ceux qui nous égarent, c’est la base d’une pensée qui refuse de faisander, c’est la mise à mort de cette objectivité de pacotille qui se nourrit de chiffres choisis et d’exemples réducteurs.


(Combien de joie et de chagrin est-ce que nous pesons ?!? Quelle est la part d’ombre qui façonne notre silhouette ?!? Combien de nuits blanches mesurons-nous ?!?)



lundi, juillet 02, 2012

tâtonner quelques lignes








La longue respiration du lac est à nouveau tout près, je l’espère impatiente d’accueillir ma joie retrouvée. Si l’humidité n’avait pas aussi été scandée par le ciel, dimanche matin, c’est sur un banc du port que je serai allé tâtonner ces quelques lignes.


Des gouttes tapotaient sur la table de Luca et Caroline, celle qu’il faut déplacer légèrement pour les joutes ping-pongistes ; elles égrenaient une pincée d’images s’étant ourlées entre Lisbonne et Cudrefin, avec une parenthèse étirée dans le sud-ouest de la France.

Estrella de Ouro, ancien quartier ouvrier de Graça ; on y est passés avec Adam et Benoît, envie de leur montrer cette petite incongruité sertie de fer forgé. A une fenêtre, une dame nous ayant dit qu’il n’y avait pas de sortie où nous allions, j’ai profité de cette brèche ouvrant sur des fragments de passé pour discuter un moment avec elle.

92 ans au compteur, née dans l’appartement où elle survit encore ; peut-être aurait-elle dit « surnage », parce que oui, cela semblait laborieux. Elle m’a avoué être triste qu’aucun effort ne soit fait pour que cet endroit reste présentable. Elle m’a dit qu’elle n’en pouvait plus de voir ce mur en face de chez elle. Elle m’a dit :

« Je ne suis pas encore morte parce que ça ne s’est pas encore donné. »

Drôle d’écho à ceci, dans une église paloise, deux petites semaines plus tard : un type « pas très frais », quand nous l’avons croisé en entrant, a répondu à mon bonjour par un « Salut les morts » du plus bel effet. Il semblait, comme beaucoup de cabossés de la vie, osciller entre deux mondes, un pas le précipitant dans l’un, le suivant dans l’autre, sans qu’on puisse dire que cette alternance rétablisse la manœuvre.  Il n’y avait plus de gouvernail, plus que du désœuvrement, porté par un écœurement diablement contagieux ; le capital sympathie envers nos épaves n’est pas très élevé. Il en faut pourtant pour tous les dégoûts.

Valse à mille temps entre ceux qui ne sont pas encore morts parce que ça ne s’est pas encore donné, et ceux qui ne sont pas encore vivants parce qu’ils ne se sont pas encore donnés. Donnés à quoi ?!? à la vie, précisément, à son incertitude mouvementée, à sa fraîcheur étoilée.

Pierre Landry, le monumental libraire de Tulle, lors du crochet-express pour le saluer, entre Gironde et lac de Neuchâtel :

« Quand j’ai dit à mon fils, qui a 26 ans, que je suis effaré par le niveau de méconnaissance et d’inculture que génère le système éducatif français, il m’a demandé ce qu’il faudrait faire, selon moi, pour y remédier. Ce qu’il faudrait faire ?!? Eh bien il faudrait faire, précisément. Et ça ne commence pas à 15, 20 ou 25 ans, ça commence à 5 ans, en se rappelant que l’enfant qui est devant nous, il est important de tenter d’en faire quelqu’un capable de penser, d’analyser, de prendre de la distance, pas juste le maillon d’une chaîne d’écervelés informatisés. Il faut faire, moins parler pour ne rien dire, moins technocratiser, faire. »

L’enseignement devrait servir à former des gens « pas trop cons », dirait Foglia, affligé que les débats, à ce (ca)niveau-ci, se réduisent si souvent aux coûts, si rarement aux principes fondamentaux ; le projet éducatif, quand on l’entend comme la colonne vertébrale d’une société, ayant tout à gagner à ne pas être que productif et économiquement rentable.

Saint-Girons, Ariège ; jour de marché. Alors que les étals étaient en train de se monter, un des cafés attenant était déjà en partie animé. Cinq types défaisaient la pelote du monde pour se tricoter un gilet à leur image. Champs et vergers se faisaient « politique », Sarko et Hollande broutaient avec ânes et brebis. La politique se rappelait alors qu’elle est censée être le souci du vivre ensemble, son ciment, son organisation, à la ville comme à la campagne ; pas le bouffon du roi Economie Libérale.

Deux jours plus tard, c’était un autre décor dans le même cadre : la Légion étrangère venait faire sa propagande. Action, efficacité. Esprit de corps, discipline. Un film passait en boucles, on y magnifiait les missions de ces hommes qui ont décidé d’oublier leur singularité pour se fondre dans une solidarité armée. Ou la virilité dans son éclatante stupidité.

Un peu plus tard dans la même journée, je croiserai un gosse de 7/8 ans, en train de jouer avec un pistolet :

« Tant que je serai vivant, ce sera la guerre, est-ce que c’est clair ?!? »

« Salut ! »

« … ! »

« Salut ! »

« Bonjour ! »

« Tu vas bien ?!? Tu joues à la guerre ?!? »

« Ouais, même que j’attrape 139 prisonniers par jour. »

« Ben dis-donc, ça fait vite beaucoup de monde tout ça. Pis t’en fait quoi de tes prisonniers ?!? »

« Je les fait ramer, sur les bateau. C’est que c’est du boulot. Vous voulez jouer avec moi ?!? »

« Non merci, faut que je rentre, je vais faire à manger. »

Je suis allé jusque chez Marion et Mila, j’ai cuisiné avec moi petit - en pantalon militaire, ballon au pied, devant la télé, beaucoup devant la télé - qui courais et trébuchais dans ma tête. Je me suis tendu la main plusieurs fois, on s’est souri.

« Je vais à l’enfance, non pour fuir l’adulte que je suis, mais pour en parler la voix la plus juste ; {…  } »

Remember Annie Leclerc.

J’ai cuisiné avec amour, avec beaucoup d’amour. A Bègles aussi, chez Maud et Pablo, émerveillé par le tournesol qui a faufilé sa vie entre deux dalles, tombé qu’il était, encore graine, depuis la boule à oiseaux. Il fait désormais plus d’un mètre, il a commencé à s’ouvrir le jour avant qu’on parte, le jour où j’ai acheté un petit livre d’André du Bouchet :

« M’étant heurté, sans l’avoir reconnu, à l’air, je sais, maintenant, descendre vers le jour. »

Malgré la pluie, dimanche, Luca, son père et deux juments fort braves nous ont embarqués pour un tour en calèche. Il y a eu des betteraves, des hérons, des chênes, des fleurs et bien d’autres choses pour donner couleurs et bonne humeur au gris. On est repartis avec un pot de gelée, que je viens de goûter à l’instant, avec une pensée pour l’Italie, défaite hier soir dans une finale qui méritait mieux qu’une dernière demi-heure sans enjeu, à cause d’un claquage malencontreux. 

Encore que cela ait été à l’image de ces joutes footballistiques européennes, parfois enthousiasmantes, rarement génératrices d’émotions renversantes. L’équipe qui a gagné est celle qui a le mieux maîtrisé son sujet ; je croise sans trop y croire les doigts pour que, dans deux ans, un peu plus d’inventivité, de folie et d’imagination enraye les machines trop bien huilées. 

Très envie de finir avec du Bouchet, encore:

"Pendant que des bouffées de froid entrent dans la pièce, je suis encore en proie à cette marche, je trouve de toutes parts la terre qui me précède et qui me suit."