katchdabratch

S'engouffrer dans le sillon de mots indociles; y façonner des points d'appui, pour soi et quelques autres. Pétrir les silences qui sont une partie du terreau où s'ensemence ce qui nous dispose dans le jour. Les inviter à s'ébrouer. Apparaît alors parfois une ouverture, elle offre au souffle un fragment de miracle: ne plus craindre la douceur.

mercredi, octobre 31, 2012

l'injonction silencieuse




Les tombes, sous la neige, perdent de leur muette faconde. Elles modulent pour quelques heures, journées, semaines leur fixité sous le blanc du monde. Elles se retrouvent à égalité. L'hiver a ceci de bien qu'il émonde le paysage; couvert d'un duvet de flocons, tout semble beau, à des kilomètres à la ronde.

2012 a dressé quelques sépultures d'envergure dans mon petit cimetière intérieur. Des voix très dissemblables, qui avaient chacune mis un peu de baume sur différentes fêlures.

Dernier en date: Jacques Dupin. Dans un Cahier à lui consacré, sous le très beau titre "L'injonction silencieuse", Paul Auster, qui s'est essayé à le traduire très jeune, alors qu'il n'était encore personne, y écrit ceci:

"Traduire un poème, c'est l'habiter avec une intensité qu'aucune lecture, pas même cent fois recommencée, ne saurait jamais offrir. Traduire, c'est pénétrer le système sanguin d'une oeuvre, investir ses tissus, sonder sa moelle, explorer sa vitalité cellule par cellule. Il faut briser le texte et le détruire, puis à nouveau le reconstruire entièrement. Au cours d'un tel travail, on apprend autant sur soi que sur la poésie."

Et grâce à ceci, ayant rencontré le monsieur, "sans qu'aucun de nous n'y songe vraiment, nous devînmes amis. Non pas compagnon en littérature, mais amis pour la vie."

Voilà qui fait écho au départ d'un autre grand poète, portugais, Manuel Antonio Pina. J'ai souvenir de l'avoir entendu affirmer, lors du lancement de son livre intitulé "Como se desenha uma casa", que l'amitié était aussi un domicile. "Elle est la forme la plus élevée de l'amour." avait-il ajouté.

Haneke, dans son dernier film, le fait mentir. Attention, devant vous. C'est bien ceci qu'il nous dit, de manière ténue et têtue, tout au long d' "Amour". Attention, autour de vous, aussi; attention, tout près de vous, tout contre vous. Attention, vous.

Comment est-ce qu'on accepte qu'un proche veuille s'effacer?!? Quelles promesses peut-on lui faire, plus important, peut-on tenir?!? Comment parle-t-on au jour et à la nuit lorsque le souffle de notre propre mort embrasse notre cou?!?

Pas des mises en garde gratuites ou faciles, non, un rappel que la vigilance et la dignité sont l'affaire de chacun, bien plus souvent qu'on le croit. Que ça tient aussi, parfois, dans ce que l'on accepte de faire contre soi, pour l'autre. Après avoir dû s'efforcer de faire beaucoup contre les autres, pour soi.

Dans "Le premier mot" de Vassilis Alexakis, un ancien professeur, qui avait décidé de récompenser une peinture "subversive" de la narratrice, alors qu'elle était adolescence, l'avait fait sur ce critère:

"- Nous avons le devoir d'apprendre à nos élèves à dire "non", avait-il répliqué à ses détracteurs. Si elles n'apprennent pas cela, leur scolarité n'aura servi à rien."

Ce qui est particulièrement bien, quand on a une "famille" d'écrivains, c'est de savoir lequel convient à tel moment du chemin. Alexakis est parfait pour les après-midis pluvieuses et venteuses, il réussit à rendre moins pesante l'obscurité qui se prolonge lorsque la fin d'année ouvre la bouche toujours un peu plus grand, dans le dessein de nous engloutir complètement. Vassilis est une vieille tante malicieuse et érudite, avec qui il fait bon boire du thé en parlant de choses trop peu dites. On se fond alors dans ces moments en sachant que ce sont de petite pépites.

J'étais certain qu'il me réconforterait, pendant mes voisinages avec différents décès. Je me suis glissé dans "Le premier mot"; les autres ont dévalé en moi en demandant leurs restes; j'ai improvisé.

"D'autres rires ont retenti plus tard. "Les obsèques ont lieu pour que la vie puisse suivre son cours." Jean-Christophe conversait avec Audrey dans la langue des signes. Il se faisait apparemment très bien comprendre, ses mouvements étaient toutefois moins vifs que ceux de la jeune fille. "La langue des signes est un idiome de jeunesse." Audrey s'est approchée de moi à un certain moment, elle a posé sa main sur son coeur puis elle l'a retournée vers moi. "Elle me donne son coeur", ai-je songé. Ce geste m'a davantage touché que toutes les paroles de réconfort que j'avais entendues. J'ai décidé que je l'utiliserai moi aussi à l'avenir."

Eh oui, forcément qu'ici aussi quelqu'un disparaissait. "Les livres te parlent", a l'habitude de dire ma soeurette belge. C'est que souvent je leur réponds.

Comment?!? C'est très simple, en les annotant, en les offrant.

En vous en déposant ici quelques fragments.

jeudi, octobre 18, 2012

la lente neige des jours










Des secousses redessinent ma cartographie intérieure depuis quelque temps. S'intercalent quelques accalmies; on pourrait dire des feintes, tant elles ne servent qu'à m'égarer davantage.

Pour tenter de m'accorder avec ce tempo accidenté, je me glisse dans des chapitres faisant écho à cet enchaînement de micro-séismes qui tambourinent mes tempes et ma poitrine.

D'abord "Failles" de Yannick Lahens:

"Comment dans ces pages ne pas laisser entrer le dehors, l'inconnu qui surprend, dérange, déplace les bornes. Dans ces pages, aucune pensée exhaustive. Juste des allers et retours en équilibre précaire comme sur la crête d'une vague où j'essaie d'agiter des questions, de déchiffrer des ombres, de remuer des doutes."

Dans la même tonalité "post-cataclysmique", j'ai traversé le "Journal des jours tremblants" de Yoko Tawada. Elle y dit qu'un de ses amis, après la catastrophe de Fukushima, avait débarrassé beaucoup des ouvrages figurant dans sa bibliothèque (en fait ne les y avait pas remis, puisqu'ils jonchaient le sol), pour ne garder que "ceux qui résistent aux séismes".

Je me sens comme ça pendant cette période de rentrée littéraire qui flaire le gavage. Vous reprendrez bien un peu de foie gras éditorial ?!? Pas envie de me plonger dans tout ce qui est présenté comme incontournable. Ce qui l'est vraiment se sera bonifié dans quelques années.

Comment?!? Moi pas forcément?

Un point pour vous.

Dans l'appartement où j'avais pris mes quartiers, à Paris, il n'y avait pas moyen de mettre de la musique. Ça peut sembler un détail; pas pour moi. Le premier matin, je suis donc vite descendu dans le café sympathique où m'attendaient les clefs, le jour précédent. Je me suis assis, et là, alors que l'endroit était encore plus ou moins silencieux: le serveur a mis le Köln Konzert de Keith Jarrett.

Je me suis levé pour aller l'embrasser. J'ai pris une claque en retour. J'ai fait tout ça sans bouger de ma chaise. J'avais en tête Nani Moretti en train de rouler sur sa Vespa, jusqu'à l'endroit où Pasolini a été assassiné. C'est dans "Journal intime", qui présenté comme ceci ne semble ni drôle ni frais, et pourtant. Et pourtant.

Yaaron Hermann dit quelque chose de très beau sur le pianiste habité par la grâce qui escorte Moretti pendant une partie de ses déambulations romaines : "Jarrett, on n'a pas l'impression qu'il cherche, il ne fait que trouver et il le fait tous les soirs."

Depuis Paris, c'est pour ma part une de mes soeurettes que je suis allé trouver à Bruxelles. Eh oui, l'absence de génie pousse à des recherches plus pragmatiques.

Dans le bus du retour, il y avait derrière moi un Camerounais qui expliquait à sa voisine que ses compatriotes n'avaient pas le tempérament guerrier, que la seule chose qu'il ne fallait absolument pas faire, c'était augmenter le prix de la bière. Je connais quelques personnes ayant les mêmes impératifs catégoriques. Qui riment avec barriques, oui. Pas seulement.

Un peu plus tard, le colinet a raconté combien le suicide était considéré comme quelque chose de mal et de maudit, au Cameroun, à tel point qu'il y a des endroits où les parents fouettent leurs enfants après qu'ils se sont donné la mort. "C'est une bonne leçon pour le cadavre!" a-t-il ajouté, sûr de son fait.

J'écoutais ceci d'une oreille, leur souriant par moments, tout en feuilletant un journal acheté la veille, des feuilles dont le leitmotiv était la décroissance. La jeune fille assise à mes côtés, Roumaine étudiante en mathématique, m'a demandé: "Is it something like an against the world newspaper?!?".

Prends-ça dans ta face, papy.

Le pépé précoce est à présent en Engadine. Pour venir jusqu'ici, j'ai eu la chance de déguster les premières flammèches que les pinceaux de l'automne ont dessinées sur les arbres. Le lendemain, il a neigé sans s'arrêter. Le surlendemain, le soleil a pensé qu'il serait en mesure de mettre tout ceci encore davantage en valeur. Il avait raison.

Déroulant mes foulées dans cet amoncellement de beauté frôlant l'indécence, je pensais à un poème que Primo Levi a écrit pour Mario Rigoni Stern et un autre ami. Je me demandais en passant ce que le Camerounais du bus aurait à me dire sur la fin de l'auteur de "Si c'est un homme", si quelqu'un aurait dû le fouetter pour lui donner une bonne leçon. Les dernières lignes du poème en question sont les suivantes:

"[...]
Ils ne se sont pas laissés pétrifier
Par la lente neige des jours."

Comme un écho à Gaston Cherpilloz, qui s'en est allé le 10 octobre, et qui jusque là, assurément, ne s'était pas laissé pétrifier par la lente neige des jours. Son écriture avait tendance à trop s'empêtrer, ce qui rend sa "transmission" difficile, mais reste que son "Chêne brûlé", trempé dans l'encre de la colère, est un des textes qui m'a donné envie d'aller creuser sous le lyrique et le convenu des lettres romandes. Plus que Chessex, dont les paragraphes empreints d'une culpabilité chargée de sexe, de Dieu et de non-dits me laissaient de marbre.

Cherpillod dégainait des phrases tordues, que le lecteur doit attaquer attentif, ayant conscience qu'il sera souvent nécessaire de les reprendre pour en percevoir le suc:

"Me voici à soixante-treize ans, après des décennies de labeur ininterrompu, dans un rôle auquel on postule peu, un emploi d'écrivain dont le public sans âme qui préfère le frivole littérateur, ses contrefaçons, évacue la prophétie."

"Et la foi dans la venue de la société harmonieuse, de l'administration des choses qui n'allait assurément manquer d'éliminer la tutelle sur les hommes s'évanouit: la démocratie agonise, le monde fait sous lui. Il n'en finira pas de sitôt de se déballonner: vous aurez beau m'incriminer de nihilisme, me condamner comme misanthrope, causeurs estampillés ou oreilles complices qui vous étourdissez constamment de bruits, je continue de la bailler, ma parole, en français sinon en argot. Je n'ai nulle autre arme que la pointe que je serre entre index et pouce, aucun terrain où m'engager hormis la littérature, quoiqu'il ne m'échappe d'en mal mesurer l'étendue, que de ses limites je me doute un peu."

"J'ai quelque chose du moine sans cloître ou, dans un langage moins noble, du chemineau, de l'errant, du cloche: je me suis absenté, retranché de mon groupe que je toise, outsider, de l'oeil du défi."

"Je me suis employé – c'est du moins ce que m'assure une mémoire indulgente – à diminuer l'écart, pour un républicain illégitime, entre gavés et mal pourvus, dans les assemblées démocratiques élues, à préconiser le partage: contre l'inégalité je ne me serai qu'agité."

"De même que mes convictions d'enragé dont l'âge ne m'a point guéri, quoique j'eusse embrassé la cause de l'éternel perdant, que la crapule s'incrustât, je n'ai pas choisi ma thématique littéraire. Je m'en prends à notre chiennerie, traque chez autrui comme en moi la bête, établis le compte de chacun, m'acharne contre la malice du maître, et généreusement de l'esclave, son calque."

Petit florilège tiré de "Contredits", paru il y a une dizaine d'années. Vous m'excuserez la taille de cette incartade littéraire flairant bon la romandie, mais alors que j'avais pensé que le décès de l'énergumène, bien qu'à peine évoqué de-ci de-là, allait pousser quelques curieux entre ses pages, eh bien pour ce qui est de la librairie de mes amies, située pourtant dans le voisinage du fantôme, pas l'ombre d'un livre de poche n'a été demandé par qui que ce soit.

Il m'était donc impossible de ne pas rendre hommage à l'acharnement du monsieur, dont la disparition sonne pour moi comme une résolution: ne plus remettre aux calendes grecques l'envoi de lettres à des voix confidentielles qui me touchent; que celles-ci s'époumonent, comme la sienne, ou qu'elles se montrent plus douces.

Cent fois j'ai pensé lui écrire, jamais je ne l'ai fait. Probablement que savoir qu'un jeune ayant à peine dépassé la vingtaine avait trouvé dans son "Chêne brûlé" une indignation et une colère salutaires l'aurait revigoré. 

J'ai une petite idée derrière la tête pour remettre ses grognements à l'ordre, au trop d'ordre, du jour; il va s'agir de ne l'y pas laisser.

"Mes syllabes, je les aligne sans questionner le marché, avant de suivre une idée juste, par là très peu judicieuse, sans préalablement m'informer de la demande: le temps n'a pu, contre tous calculs, infléchir ma déontologie."