katchdabratch

S'engouffrer dans le sillon de mots indociles; y façonner des points d'appui, pour soi et quelques autres. Pétrir les silences qui sont une partie du terreau où s'ensemence ce qui nous dispose dans le jour. Les inviter à s'ébrouer. Apparaît alors parfois une ouverture, elle offre au souffle un fragment de miracle: ne plus craindre la douceur.

lundi, avril 23, 2012

une clarté floue





Il faudrait imaginer un café situé dans le coin d’une carte postale en trois dimensions. Il faudrait imaginer, à l’intérieur, une table, et sur cette table un caquelon pour deux êtres égarés. Deux silhouettes à la clarté floue qui se sont, il y a quelques années, beaucoup aimé ; mais. Il y avait eu beaucoup de mais en travers de leurs gorges. Il y en a toujours. Ils seraient même d’accord pour dire que les mais ont tracé des soupirs qui ne trompent pas sur l’âge de leurs visages. Le calendrier de leurs cœurs a pris des coups, aussi ; ces derniers, sonnés, battent depuis de manière démesurément saccadée.

Il faudrait imaginer la femme dire à l’homme qu’il a cette qualité rare, celle de plier le temps ; cette capacité devrait suffire à l’exempter de travailler, ajouterait-elle. Avec toi, quand on accepte d’être pleinement là, on saute dans le vide. Elle dirait. Cela est déstabilisant, personne ne peut accepter que cette intensité disparaisse, ou se prolonge au-delà du raisonnable ; d’ailleurs cela se superpose difficilement avec les impératifs du quotidien, cela ne fait pas bon ménage avec l’exclusivité. Cela tu le savais, tu le sais ; tes aventures te le rappelleront encore, toujours. Il ne faut du coup pas que tu penses possible de superposer ta carte du monde avec celle d’un autre. D’une autre. Elle dirait cela, aussi.

Lui n’aurait jamais bien compris ce que l’on met dans les mots raisonnables et responsables pour les faire sentir aussi mauvais. Ou peut-être aurait-il précisément trop bien compris.

Il faudrait imaginer un bonhomme qui a l’impression d’être dans une phase de ses jours et de ses nuits pendant laquelle les mains de l’existence, incessamment, le pétrissent à l’intérieur. Avec particulièrement d’acharnement, ce qui rend difficile de penser avec discernement.

Il sonde sa petite histoire, il la fait tourner dans sa bouche sept fois, mais elle n’en sort pas moins compliquée. Remplie de sens ?!? Sans doute ; en débordant même. Il a réussi à ne pas se noyer jusqu’à présent, il va continuer, mais il n’aime pas les nouvelles que la couleur changeante de ses yeux lui donne de lui depuis un pèlerinage en partie avorté. Sale karma qui le poursuit depuis là-bas.

Il s’en remet alors aux étincelles qui surgissent ici et là, insituables claquement de doigts, parfois maladroits, parfois aux abois, parfois réalisés avec une incomparable maestria :

un couple de colverts qui traverse la route cahin-caha ; un héron, niché sur un toit sans demander son reste, sur le point de faire une sieste ; un arc-en-ciel susurré en pastel ; un dégradé de nuages ne sachant pas à quel vent se vouer ; …

Des lambeaux d’un peu tout, en somme, qui se reflètent dans des flaques à peine nées, déjà dissipées.

Elle est ravissante, l’allure négligée des miettes d’eau qui traînassent ici et là, qui se brouillent, se limpident ; jamais ne s’insipident.

Elles apaisent, au coin des yeux, la fatigue de ce minuscule et grandiose labyrinthe de rides. Qu’on ne voit d’abord pas, alors qu’il est déjà là ; puis qu’on voit trop, alors qu’il n’est plus qu’échos.

Ces merveilleux restes d’averses, au bord de routes trop sûres d’elles, permettent à nos fantômes, soucieux de danser au futur antérieur et au passé simple, de s’éloigner du vide. Avides.

Il faudrait imaginer, alors que le bonhomme tente de ne pas succomber à son irrécupérabilité qui le rattrape, à cette inadaptabilité que la femme lui étale sur la table, que Joe Dassin se mette à chanter. « Salut, comment tu vas ?!? Salut, c’est encore moi. » Un chanteur qui contient des bouffées de son enfance. Tellement d’heures à l’écouter en boucles dans la voiture de son père. Son enfance, cette ambigüe pépite incrustée sous la peau.

Il faudrait imaginer la femme lui dire qu’elle ne pensait jamais le voir aussi triste, qu’elle se rappelle avec tellement de précision l’éclatante joie qui émanait de lui et de l’hirondelle, quand elle l’avait rencontré. Il y avait un rayonnement de bonheur et de complicité qui dépassait tout ce qu’elle avait pu imaginer. Et là, aujourd’hui, dans les ruelles pavées entre ses paupières, on voit de trop nombreuses glissades, des hématomes devenus fêlures ; on comprend qu’il est désormais difficile de gagner une zone vraiment dégagée. Des escaliers ont disparu, restent leurs carcasses. Touchantes. Touchantes, oui, inutiles surtout.

Il faudrait imaginer les yeux de l’homme tel un hologramme où se lirait cette étrange inscription : le dernier des grands-pères, cherche le dernier des petits fils.

Il faudrait les imaginer, un peu plus tard, sur une petite colline avoisinante, allongés dans l’herbe ; elle lisant à voix haute le Supervielle qu’il a emmené, lui se demandant si le curieux mélange de nuages, de montagnes déguisées en Panettone et d’émotions prononcées en douces rafales sera en mesure de le rasséréner. Sachant que non, pas encore ; il faudra plus, plus et moins ; il faudra du temps, surtout.

Les nuages ont comploté contre le bleu, laisserait-il échapper ; elle s’en régalerait, de même que des lignes, ébauchées entre Montevideo et Paris, qui lui glissent sur la langue et le long des cils. Le long du dragon qu’elle a tatoué sur tout un côté, dessin censé représenter d’autres réalités, pas seulement celle où il est si difficile de ne pas s’engluer.

Il faudrait imaginer cela, puis il faudrait l’effacer. Pour mieux chanter. Simplement pour chanter. Oui, pour chanter.

Il faudrait imaginer cela, puis il faudrait l’effacer. Pour encore plus se concentrer sur l’allure négligée des miettes d’eau qui traînassent ici et là, pour se fondre dans ces restes d’averses et y noyer ses labyrinthes et ses craintes.

Il faudrait imaginer cela, puis il faudrait l’effacer.

Il faudrait aimer, malgré tout. Envers et contre tout.

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vendredi, avril 13, 2012

nudité enneigée

Me rendant à Bordeaux à pied, depuis une zone périphérique, j’ai aperçu, à un arrêt de tram, un mec complètement saoul, à 8h le matin, qui était lancé dans un monologue agrémenté de moult postillons ; les personnes qui attendaient se tenaient à l’écart, des fois que ce soit contagieux, des fois que la bave du poivreau atteigne les blanches savates. A côté de lui, il y avait un transistor qui devait probablement avoir le volume au maximum. S’en échappait « Imagine » de John Lennon.

J’ai pensé à ces lignes de Guillevic :

« Être poète

C’est garder ses dix ans

Tout en faisant sienne

La langue des autres

Et tout le noir

Qu’ils transportent »

Pendant ma petite semaine en Gironde, j’ai aimé voir Maud qui gesticulait pour expliquer sa motivation dans l’acquisition du langage des signes, d’un langage des signes ; j’ai aimé trouvé plein de livres à lui laisser, pendant notre dimanche vélo-vide-grenier ; j’ai aimé aller courir autour du lac de Bègles, et deviner un monsieur qui me chronométrait par curiosité ; j’ai aimé le gustion avec deux chignons tellement grands, à gauche et à droite de son occiput crânien, qu’on aurait dit des oreilles de Mickey ; j’ai aimé l’ambiance brésilienne, au marché de Bègles, le samedi matin, avec les enfants qui remuaient du popotin, alors que leurs parents se tenaient comme on croit qu’il sied à des gens bien éduqués, soit désespérément quiets.

J’ai moins aimé la prostituée, derrière la gare, qui a remballé un mec en chaise roulante électrique. J’ai moins aimé une tristesse sourde, qui commençait à jongler en moi, et dont je ne me suis toujours pas débarrassé. Frédéric Boyer est venu mettre des mots là-dessus :

« En parlant l’homme pense à cette part qui échappe à notre existence et que nous connaissons davantage que l’existence même que nous menons. Un continent perdu qui s’étend chaque seconde un petit peu plus, à chaque doute, à chaque désillusion, cette part immense de notre vie que nous avons rêvée, redoutée ou imaginée. »

Le livre s’intitule « Personne ne meurt », je le mets aux côtés de « Patraque », de « Mes amis mes amis », de« Gagmen » et de « La Bible, notre exil » dans les ouvrages de l’auteur à déposer entre de nombreuses mains.

Depuis que je l’ai fini, j’ai de la peine à véritablement entré dans autre chose, je suis, quand je suis seul, dans un état brumeux peu propice. Je suis trop empêtré en moi pour me glisser ailleurs. Il y a seulement la correspondance entre Chessex et Roud qui fait exception, qui me sort de – plutôt me confirme ? - ma torpeur chagrine.

« Lire ? Impossible. On ne lit peut-être que pour retrouver un chant qui nous habite, et je ne puis le sentir plus confusément présent qu’aujourd’hui. Mais il n’a pas de voix.

Peut-être faut-il ses journées où se décante peu à peu notre chant pour qu’enfin surgisse un poème, comme une délivrance mystérieusement simple et nue, et qu’ainsi ses heures opaques soient rachetées… »

Chessex disait cela à Roud, le 15 juillet 1954, puis à moi, un matin d’avril 2012.

Derrière la bâtisse où je vais rester jusqu’à début mai, où je tente de saupoudrer de la gaieté sur les premiers pas en français de jeunes suisses-allemands, ainsi que de titiller leur curiosité (autrement à quoi bon ?!?), il y a un sentier qui se faufile, en montant, jusqu’à des bosquets. Un demi-tour sur soi suffit, après une petite ascension, pour apercevoir le lac de Neuchâtel pointer le bout de son étendue.

En arrière-fond, le Chasseral est de blanc dévêtu, ces jours. Oui, dévêtu, il me semble que cette neige le déshabille plus qu’elle ne le couvre, lui conférant une superbe fragilité. Alors que les paysages traversés depuis mon retour me laissent désespérément indifférent, me font me sentir terriblement absent, cette nudité enneigée m’émeut puissamment. Sans doute est-ce la sensation d’avoir commencé à perdre une partie de ma peau et de mon souffle, depuis la fin de l’automne, qui se confond avec cette douceur que je sais éphémère.

Il y a trois jours, alors que j’étais monté jusqu’à ce point-de-vue improvisé, trois goélands formaient un accroc blanc sur cette étendue rendue d’un vert éclatant par la pluie abondante, qui se rappelle enfin aux bons souvenirs du printemps. Trois goélands, des petites notes de saudade qui se matérialisaient dans un champ. Elles s’étaient probablement échappées de l’arbre qui les chapeautait, fleurs immaculées bousculant la réalité, se muant en une petite famille de regrets ailés. L’arbre, de loin, semble givré, davantage que fleuri. L’extrémité de ses branches donne l’impression d’avoir été figées par le froid. Mes mains aussi. Un autre froid. Une autre fixité. Les goélands, en prenant leur envol, ont déployé quelques cris où s’entendait la mer.

Des larmes leur répondaient, desserrant cette peine qui noue ma gorge, et que même la nuit ne parvient pas à chasser. Le sommeil, mon fidèle allié, est allé voir ailleurs si j’y suis. Il m’a envoyé une lettre pour me dire que oui, j’y suis. L’enveloppe n’a pas été affranchie. Il en arrive une nouvelle chaque jour. L’absence de timbre est toujours différente. Le regard qui la déchiffre aussi.

« S’il-te-plaît… Dessine-moi un mouton ! »

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