katchdabratch

S'engouffrer dans le sillon de mots indociles; y façonner des points d'appui, pour soi et quelques autres. Pétrir les silences qui sont une partie du terreau où s'ensemence ce qui nous dispose dans le jour. Les inviter à s'ébrouer. Apparaît alors parfois une ouverture, elle offre au souffle un fragment de miracle: ne plus craindre la douceur.

mardi, janvier 29, 2013

un linceul de beauté




Des jours presque uniformément blancs. Aucune ligne de démarcation entre le ciel et le reste du paysage, juste quelques arbres pas complètement recouverts et des rochers en partie déneigés qui pointillent de sombre ce tableau inviolé. Des traces obscures scandant des hiéroglyphes à déchiffrer selon ses états d'âme du moment.

Mes pensées ont effleuré l'étendue offerte, les dernières semaines ont commencé à tourbillonner quelque part derrière ce tableau noir qu'est parfois la poitrine ouverte.

- Non pas en revenir aux mots, à l'écriture, non, elle ne m'a pas quitté pendant cet enchevêtrement d'heures où jours et nuits se confondaient loin du sommeil, elle m'a même plutôt aidé, me confirmant que tenter de formuler, que donner à voir palpiter la douleur dans un linceul de beauté, si cela ne peut l'empêcher, cela rend moins assommante la traversée sans bouées. Et même agitée, l'écriture donne à sentir qu'une seule lettre distingue "mot" et "mort", une lettre qui est un frisson tatoué dans le souffle, un râle planté dans les tempes, un grincement sanctionnant les battements de paupières. Systole, diastole, l'écriture rappelle la temporalité sinueuse et laborieuse de ce tango que le coeur danse une vie durant. -

Le brumeux, dans le ventre, a eu besoin de se dérouler à nouveau, calmement, le film passé trop vite; pour que le regard recommence à respirer plus large, plus proche de son rythme.

Se répéter qu'il faut comprendre la douleur cette fois vraiment insurmontable, hier qui ne sera jamais assimilable, demain devenu montagne infranchissable. Accepter que Sisyphe a poussé la pierre un peu plus fort, s'est allongé, a laissé les lois de la gravité faire leur travail. Il y avait déjà si longtemps que le sentiment d'écrasement était ancré, alors s'est étendu au propre ce qui se débattait au figuré.

Après la voix fissurée m'annonçant l'envol, cette voix qui ne savait pas comment faire juste, qui ne savait pas parce qu'elle ne pouvait pas, il y a eu un trajet en train, une scène surréaliste, fabuleuse, dans laquelle je me suis assis en face d'un ami qui n'était pas au courant, forcément, un ami en train de lutter contre l'épuisement. Son regard fatigué trouvait tout de même la force de briller d'amour. Alors, même si la détresse tentait de s'inviter dans mes gestes, je me suis concentré sur cet éclat dans les yeux. Cette vie qui n'est plus s'en est précisément allée de ne plus trouver en soi ni étincelles ni brindilles d'espoir à quoi mettre le feu, alors plonger dans celles, superbes, en train de s'embraser en face de moi; m'y engouffrer en guise d'hommage, les encourager, les alimenter.

Ensuite des minutes en voiture, des minutes scandées par un crépuscule au rose incandescent; moment enveloppé d'une beauté époustouflante. 

Le tragique magnifié par un ciel de feu qui faisait ses adieux.

Tout, ensuite, s'est précipité. Condensé d'inadéquations et de sollicitations administratives. Dans les intervalles, réconciliant avec l'humain, quelques belles rencontres nous ont sauvés. Et, de mon côté, les mains tendues de la nature, toujours:

Un chevreuil à deux pas de la route; des buses et des milans dans un ciel désolé; le lac, au loin, en descendant de Villars-Burquin après être allé chercher la fatigue en courant dans le bois de Champagne; des arbres solitaires, ça et là, me fredonnant un peu de consolation.

De retour à Berne, un cormoran

j'ai stoppé net mes foulées, me suis approché tant cela me semblait peu probable, mais oui, force était de constater que c'était bel et bien

un cormoran, posé au bord de l'Aar, qui me regardait alors que je venais de longer cette promenade qui ressemble à un cimetière de vieux vélos.

Des jours presque uniformément blancs. Aucune ligne de démarcation entre le ciel et le reste du paysage, juste quelques arbres pas complètement recouverts et des rochers en partie déneigés qui pointillent de sombre ce tableau inviolé. Des traces obscures scandant des hiéroglyphes à déchiffrer selon ses états d'âme du moment.

Je suis allé courir dans la vallée serpentant depuis la parenthèse miraculeuse où un luxe d'un autre temps me berçait. Arrivé à l'Hotel Fex, j'ai fait demi-tour. Amorçant la descente, sur une paroi qui me faisait face, le soleil a dessiné une fenêtre lumineuse.

Un sourire de l'au-delà.

dimanche, janvier 06, 2013

Un affectif de l'infime








Arrivée à Yverdon, le premier jour de l'an nouveau, accueilli par un temps peu avenant. Un mec, allongé complètement de travers, donnait l'impression d'avoir coincé sa tête et son poing, qui avait dû lui servir initialement d'oreiller, dans l'espace entre deux bancs. L'ayant repéré depuis le train, je suis allé m'enquérir de son état, constatant vite qu'il était fidèle à ce que j'avais supposé: déplorable.

"Hé mon gars, il commence à pleuvoir, tu veux pas bouger un bout avec moi, on va te trouver un abri?!?"

Pas de réaction pendant de longues secondes, puis un frémissement et un grondement sont venus m'indiquer qu'il y avait encore de la vie dans cette masse peu conforme.

"Gentil, très gentil."

"Là n'est pas la question, mon vieux, t'es en train de te ruiner la nuque, là. Entre autres réjouissances."

"Gentil, très gentil."

J'ai épuisé mon bagage dialectique en dix minutes, obtenant pour unique réponse:

"Gentil, très gentil."

Ses yeux se sont ouverts une seule fois, un battement de seconde, vision peu joyeuse qui ne m'a pas permis d'apercevoir de pupilles, juste du blanc, vitreux. Une vue sur le gouffre qu'est devenu ce gaillard ne sachant plus trop pourquoi continuer de vivre.

Pour un peu plus de légèreté, j'ai repensé à deux jeunes universitaires, dans le train, spécialement à une des deux qui, après avoir parlé de tout ce qui avait trait à Batman et à son univers, avait inventé un verbe pour parler d'un film qu'elle n'avait pas vu, elle avait sorti un néologisme de son paquet de clopes avec le plus grand naturel. Elle savait juste que, au bout d'un moment, "ça s'ambiguë". Ben tiens.

Leur conversation continuant, l'autre donna son point de vue sur le comportement apparemment peu adéquat qu'un de ses amis avait eu, le soir précédent. Elle le déplora en en enrobant son propos de délicatesse: "Bon, pour moi c'est pire grave, parce que je suis hyper à cheval sur la politesse et le respect." Si elle le dit.

Malgré le temps pourri, la serveuse de l'Intemporel était en train de monter la terrasse; elle s'appliquait beaucoup, cela avait l'air d'être une affaire de millimètres.

"Bonjour, eh bien dites-moi, c'est une installation d'art contemporain que vous nous préparez là?!? A quelle heure se tiendra la performance?!?"

"Pardon?!?"

"Je me demandais juste si vous deviez vraiment vous donner tant de peine, vu que le ciel ne va probablement pas nous permettre de profiter de l'endroit."

"Ah, non, c'est qu'il veut qu'on la monte par tous les temps, pour les fumeurs, par solidarité pour les fumeurs."

J'ai continué ma route là-dessus, méditant sur la sagesse du patron de la place. J'y suis vite revenu. C'est qu'il n'y avait pas tout à fait l'embarras du choix pour boire un café, ce jour-ci, Barraquinha était fermé, et puis madame était charmante. En faisant demi-tour, je me suis arrêté sur la place Pestalozzi, pensant à ceux qui me disent que je suis rudement sévère avec le chef-lieu du nord-vaudois, que la cité n'est pas si entièrement dénuée de charme. Ma volonté de magnanimité s'est heurtée à la face affreuse du Temple, à sa pompe hors-de-propos. Je ne me suis pas senti plus clément quand j'ai regardé le château.

Erri De Luca est né à Naples, mais il vit depuis de nombreuses années dans les environs de Rome. Il dit qu'il ne se sent de nulle part, mais qu'il connaît sa provenance: Napoli. Tabucchi pensait que Lisbonne, où il a vécu des années, est une ville de départs, pas d'arrivées.

Je proviens de la rive nord du lac de Neuchâtel, c'est une certitude; il y a une foule de voix et de souvenirs qui s'y débattent. Mais je retournerai toujours à Lisbonne, qui m'a appris qu'il y a des ailleurs qui permettent de se confirmer, de se compléter.

Mon écriture se cherche entre ces deux lieux de naissance. Elle a le temps.

"Pas besoin de mettre le nez dehors pour savoir s'il y a du vent, je n'ai qu'à regarder le bambou, devant chez les Guilloud, et suivant de quel côté il est à plat ventre, je sais à quoi m'en tenir."

Dodo chez ma grand-mère, qui m'a parlé, avant que j'aille me coucher, d'un des amis de mon oncle qui est un sacré "bicandier".

"?!? "

"Il avait une petite nénette toute chou, mais elle l'a trouvé deux fois au lit avec une autre. Un vrai bicandier j'te dis!"

Ça c'est pour ce qui donne à rire. Pour du plus sérieux, monsieur Paulet et ses cent ans ont dû être hospitalisés des suites d'une septicémie. Ma grand-mère pense qu'il va finir ses jours, et du coup redéfinir ses nuits, loin de chez lui. 

Pas une bibliothèque sur le point de brûler, mais tout un pan de Champagne s'en ira avec lui. Tout un plan, aussi, celui de la bourgade quand elle n'était qu'un pointillé de vieilles bâtisses, quand ses prolongements n'avaient pas encore ahané de fort disgracieuses varices. 

Voilà deux semaines que j'habite à Berne. Il n'aura pas fallu plus de trois jours à la capitale pour déloger Fribourg, qui était pourtant solidement attelée à mon coeur. Cette ville a non seulement un centre magnifique, mais elle cernée de vert, avec l'Aar la traversant d'une coulée de douceur. Un doux miracle pour le jogger fou que je suis.

Partant un matin à la découverte d'un quartier périphérique que je ne connaissais pas, j'y ai découvert coup sur coup deux cafés très sympas. Je me suis arrêté dans le deuxième, ai sorti de ma besace un des livres que j'avais sélectionnés dans ma horde. Pour lancer ma lecture en grande pompe, la ligne de démarcation entre soleil et pluie s'était arrêtée exactement au-milieu de la paroi vitrée qui me faisait face. C'est sur cet aperçu puissant que j'entrais dans les sillons du papier.

Après le premier paragraphe, je savais que j'étais avec un ami. Les suivants s'empressant de le confirmer.

"J'ai exploré la double fourche de la vallée d'Hérens, accrochée comme un mobile de Calder à quelques sommets glacifères. Pendant des mois. Depuis des années. Dans ses cavités, sa quincaillerie d'us et coutumes, dans ses communes en suspension, j'ai ramassé le tout-venant, le débarras, le laissé-pour-compte. Un plein chargement de matières hétéroclites.

Je vais n'importe où, en croyant savoir où c'est. Pas d'aventures. Je n'ai rien à conquérir. Mais tout à découvrir. Un affectif de l'infime. Sans fièvres. En raclant de tous côtés, je n'ai pas rencontré de spectacles, mais la dérive désormais discrète d'une double rivière que les montagnards ont pris l'habitude d'abandonner aux pêcheurs depuis la naissance des barrages."

Raymond Farquet, "Les funérailles d'une herbe". Un propos, une approche, un regard qui venaient mettre la main sur l'épaule des textes qui un jour naîtront de mes doigts, où on sentira beaucoup Champagne, son bois; aussi le tablier du balcon du jura, ses émois.