katchdabratch

S'engouffrer dans le sillon de mots indociles; y façonner des points d'appui, pour soi et quelques autres. Pétrir les silences qui sont une partie du terreau où s'ensemence ce qui nous dispose dans le jour. Les inviter à s'ébrouer. Apparaît alors parfois une ouverture, elle offre au souffle un fragment de miracle: ne plus craindre la douceur.

mercredi, mai 27, 2015

capillarité de pensées

Salut l'Georgy,

Je t'écris depuis Mauborget, depuis ce balcon du jura vaudois où on est venus si souvent.

J'accompagne la classe de Leila. Eh oui, la Loutse est devenue enseignante. Quant à moi, après une heure, j'avais été acrobate (leur prof leur avait dit), botaniste (une maman savait), écrivain (une autre maman avait lu que), éleveur d'autruches dans le jura (version que j'avais servie il y a deux ans; la soeur d'un des élèves était des nôtres) et j'avais participé à Koh Lanta.

Je leur ai demandé de m'appeler par mon prénom, d'éviter de me servir du monsieur à toutes les sauces. Rien à faire, ça me donne la chair de poule. Pas la hiérarchie, encore que, ni l'âge, mais la distance qu'on ajoute pour rien. Je ne suis pas leur pote, j'ai trois fois leur âge, il y a donc écart dans les faits, l'intéressant étant où on parvient à se retrouver pour partager et apprendre. Je sais qu'on ne me trouve pas, ne me trouvera jamais, derrière un "monsieur".

Hier, nous sommes passés par le Val-de-Travers, on y a visité les mines d'asphalte de la Presta. A leur apogée, elles assuraient 20% de la production mondiale. Drôle de se dire qu'il y a des morceaux de jura neuchâtelois à Budapest, Paris et en Amérique, entre autres. Pendant longtemps, les employés y travaillaient de 6h à 15h. Avant et après, ils officiaient entre champs et bestiaux, puisqu'ils étaient presque tous paysans. Voilà qui calme.

Ils travaillaient sans gants parce que les paysans n'ont pas l'habitude de se protéger les mains, voilà ce qu'on a répondu à la dame qui assurait la visite guidée, quand elle a demandé à un ancien, il y a quelques années.

En rentrant, j'ai commencé "Les Visages et les Voix", un bouquin de Patrick Laupin, un type dont la présence et le propos m'avaient beaucoup remué, à la radio, lors d'une émission, disparue il y a peu, que j'écoutais presque religieusement. Des minutes tissées de silence et d'intelligence dont on sortait souvent un peu grandi.

"Il ne s'agissait pas pour moi de restaurer un passé mythique du travail des mines, non plus de me livrer à une analyse sociologique, mais de me laisser écrire à travers les voix de ceux qui me donnèrent la parole.

(…)


C'est rencontrer alors cette difficile, même impossible question, que font les humains de la mémoire, des lieux de travail, et des paysages, où ils furent, quand presque tout est détruit?


Pour moi l'écriture (la poésie, la pensée) commencent avec cet abîme, cette impassibilité du muet, cette question impossible à transmettre. (…)


D'un mode d'existence qui ne se transmet pas seul le corps garde la question muette. La destruction est alors aussi question de langage car la division cesse d'être pensable quand les mots disparaissent.


Et lorsque meurent les actes fondateurs (puisqu'ils étaient l'avant-garde du progrès) s'ensuit une inéluctable mortalité des langues. Pour un mot nommant le travail et l'existence des mineurs, qui disparaît, ce sont des centaines de sensations qui s'abolissent, nous quittent, ne nous informent plus de leur geste de conscience et de pensée."


S'il y a bien une chose qui me manque, avec toi, ce sont toutes les discussions que nous n'aurons jamais vraiment, notamment sur les "vrais livres", que tu m'as très tôt encouragé à lire, et dont nous n'aurions vite plus eu la même acceptation; tant mieux peut-être, je crois qu'il y aurait eu capillarité de pensées, quand même, et déstabilisation bienvenue des sensibilités.

Ce matin, les garçons m'ont demandé si je voulais aller au goal alors qu'il jouait tous contre tous. J'ai souri et décliné leur invitation en leur disant que tous contre tous, ça ne m'intéressait pas, que c'était même le contraire du foot, si beau quand il s'invente et se sent en équipe.

Bon, je te laisse, ma présence à la Colonie n'est pas requise pour un moment encore, alors je vais aller trotter un bout.

A tout vite,

l'homme des bois, ton aldo



mardi, mai 26, 2015

tellement intime pour toujours

A la mort d'Herberto Helder, sa femme a trouvé un petit carnet. 

Sur la dernière page, le mot "fin" avait été écrit à la main, pour signaler que le livre était prêt.

Il a été publié ces jours au Portugal, avec le titre choisi par l'auteur: "Poèmes Gauchers"; "Poemas Canhotos".

Son éditeur dit qu'il ne sait pas vraiment pourquoi cette appellation, peut-être parce que le cœur se trouve du côté gauche.

Je n'ai pas encore pu lire l'intégralité du recueil, mais il me semble qu'il y a peut-être aussi quelque chose à aller chercher du côté de la définition de "sinistro", l'autre manière de dire "gauche" ("esquerdo"), dont plusieurs acceptations sont "de mauvaise augure", "sombre", "funeste", "menaçant".

Il semblerait qu'une des pièces marquantes du livre soit le poème rapportant la mort d'Antonio Ramos Rosa, à laquelle Herberto Helder, qui était un de ses proches, avait assisté. 

"Antonio Ramos Rosa était couché dans le lit
contre le mur 
et il fit demi-tour sur lui-même
et resta le visage tourné contre le mur
et ferma les yeux
et ferma la bouche
et resta tout fermé
et alors tout mourut 
profondément  et complètement en une seule fois
et tout juste lui dans l'espace et dans le temps
et seulement maintenant
passée une année et demi je comprends
comme il était nécessaire d'être ainsi tellement intime pour toujours
tellement compact
plus que le monde entier
- et lui je suis."


vendredi, mai 15, 2015

Aimer l'imperfection

Une amie m'a envoyé une photo de la vitrine d'une bibliothèque, à Faro, qui rendait hommage au poète Antonio Ramos Rosa, décédé à l'automne 2013.

Je me suis alors souvenu d'un texte de José Tolentino Mendonça, le prêtre-poète qui avait pris la parole lors de la cérémonie d'adieux. 


J'ai cherché dans mes fichiers, l'ai retrouvé, ai eu envie de le traduire.


Le voici:



"J'ai entendu une douzaine de fois le poète Tonino Guerra citer le vers d'un moine médiéval : « Il est nécessaire d'aller au-delà de la banale perfection ». C'est cela même : la perfection peut encore être un chemin que nous frayons par la surface ou constituer une illusion qui nous empêche d'accéder au véritable et paradoxal état de la vie. Nous mettons tellement de temps jusqu'à perdre la manie des choses parfaites, jusqu'à nous occuper de l'impulsion qui nous exile dans l'apparent confort des idéalisations, ou jusqu'à parvenir finalement à bout du vice de superposer à la réalité un cortège d'images fausses. « Il est nécessaire d'aller au-delà de la banale perfection ».

Je me souviens d'un film de Nanni Moretti, je crois que c'est « La chambre du fils », dans lequel un personnage, vivant un deuil difficile, se met à ranger dans l'armoire les tasses de thé. Il comprend alors qu'une a un côté cassé. Il tente de dissimuler le fait en rendant visible juste le côté intacte. Mais il sait qu'à cette tasse manque quelque chose. Cette tasse est le symbole de sa vie, de notre vie, que lui et nous devons accepter et redécouvrir continuellement. Accueillir ceci est une condition nécessaire en amour et en amitié, dans le vivre ordinaire et dans la maturité personnelle qu'il nous faut gagner.

Il y a ce refrain de Samuel Beckett qui, si nous savons l'entendre, déploie sur nos embarras une grande lumière. Il dit ainsi : « Rater, rater encore, rater mieux ». Qu'est-ce que c'est rater mieux ? C'est savoir que, au fond, nous ratons toujours. C'est ainsi: la perfection nous la trouvons dans les catalogues, mais pas dans nos gestes ou en nous-mêmes. Le plus sensé est même d'adopter l'humble sagesse de qui cherche consciencieusement le meilleur, mais sait que son meilleur restera encore en-deçà. Ce que nous pouvons apprendre, donc, c'est à semer, dans un travail de confiance, de lâcher prise et de simplicité chaque fois plus grand. Jung écrivait : « L'important ce n'est pas d'être parfait, mais d'être entier ». Et pour nous, qu'est-ce qui est réellement important ?

Pendant des années, j'ai eu à la maison l'affiche d'une pièce de théâtre pour enfant d'un grand auteur italien. Pour savoir parler aux enfants comme il le fait, on comprend qu'il convient d'être équipé non seulement d'une habileté énorme mais d'une espérance affectueuse. Les enfants savent bien distinguer qui leur parle pour les divertir ou qui veut réellement leur communiquer une vérité du cœur. Cet auteur, appelé Gianni Rodari, est ainsi. Pendant des années, j'ai eu une de ses affiches avec cette phrase : « en se trompant on invente aussi ». Regarder cette phrase me transmettait le courage et la légèreté dont j'avais besoin.

La perfection nous dépose devant la réalité comme s'il était question d'un fait consumé : si on y arrivait alors bouger, intervenir, retoucher ou changer, nous sentirions ceci comme une perturbation. Cette perfection est statique. Elle existe pour être admirée ... à distance. L'imperfection, par contre (et je pense aussi à celle que nous identifions dans notre vie intérieure), est une histoire encore ouverte, qui compte activement sur nous. Dans l'imperfection il est toujours possible de commencer ou recommencer. L'imperfection nous permet de comprendre la singularité, la diversité, l'impact réel du passage du temps, la trace de ses vestiges. L'imperfection nous humanise."

lundi, mai 04, 2015

Salut l'Georgy,

Samedi dernier, on est montés au Creux du Van avec une bande de potes. On est partis de Boudry. Avec la pluie tombée, il ne manquait pas grand chose pour que l'Areuse sorte de son lit, par endroits, dans les Gorges. Ça brassait méchamment. Le sol était moins trempe qu'on pensait, mais on s'est quand même amusé à inventer quelques mantras militaires, du genre: "C'est quand t'essaies plus d'éviter les flaques que tu peux considérer que t'es pas une flaque."

Arrivés en haut, on a eu droit, en plus du panorama toujours aussi impressionnant, à une quinzaine de bouquetins, pas farouches pour deux sous, qui n'ont pas bougé une corne quand on a déroulé nos foulées au milieu d'eux. Plus loin, deux anciens faisaient bande à part. On n'a pas trop fait les marioles en passant tout près, on savait qu'on faisait pas le poids.

On a vu aussi un autre type de bestiole, électronique celle-ci: un drone. Le genre de gadget qui t'aurait sans doute fasciné, moi ça m'hérisse le poil. Pas l'impression que c'est la plus belle dimension de l'enfance qu'on maintient en vie par l'entremise de tous ces joujous qui nous envahissent. J'aimais mieux quand tu m'apprenais à faire du feu sans fumée, pour ne pas être repéré, ou quand tu me faisais raboter le même morceau de bois pendant des heures.

Dans la descente, de l'autre côté du Creux, des arbres arrachés et d'autres petites surprises rendaient par moments difficile de repérer le passage balisé. On a improvisé. Je me suis payé une petite gamelle, rien de bien méchant. Après trois heures et demi d'effort plus ou moins intense, on n'était pas mécontents d'arriver à bon port. On avait avalé une petite trentaine de kilomètres, avec 1'300 mètres de dénivelé positif. Même chose en négatif, ce qui n'est pas forcément plus agréable pour les guibolles.

La grand-mère nous avait préparé un cake de derrière les fagots. Elle m'a dit qu'on était un peu "roillés", en se marrant. Elle a ajouté que c'était le jardin qui allait être content que j'aie "gratouillé" un peu la terre autour de ce que j'ai planté, avant qu'il pleuve. Comme ça le sol respire mieux, et l'eau peut directement aller au cœur des choses. Elle me répète souvent que le potager n'a jamais autant donné que quand tu le retournais en entier, à l'automne. Alors je fais de mon mieux pour reprendre à mon compte certaines de tes habitudes. Je fais l'impasse sur certaines manies aussi, parce qu'il t'arrivait d'être quand même un tantinet pinailleur.

On dit souvent qu'un des moments terribles, après la mort de quelqu'un, c'est celui où l'on réalise que l'on a oublié la voix du défunt. Voilà plus de vingts ans que tu es tombé dans les escaliers sans te relever (tu sais que la grand-mère ne comprend toujours pas comment c'est possible qu'elle n'ait rien entendu, elle qu'un rien réveille, normalement. Elle va garder cette incompréhension coupable jusqu'au bout, jusqu'à ce qu'elle épuise ce qu'elle appelle déjà du bonus.), j'en avais douze, mais j'ai l'impression d'avoir encore, très nettes, tes intonations dans un coin de ma tête. Cette manière que tu avais de m'appeler "Aldo", ou "Grand Chef"; cette habitude de me parler, depuis mes 5 ans, comme si j'étais à même de tout comprendre, qu'il s'agisse d'Histoire, de démonstrations scientifiques ou d'anecdotes scabreuses.

Bon, grand-papa, je te reviendrai bientôt. Tout de bon d'ici là.

L'homme des bois