katchdabratch

S'engouffrer dans le sillon de mots indociles; y façonner des points d'appui, pour soi et quelques autres. Pétrir les silences qui sont une partie du terreau où s'ensemence ce qui nous dispose dans le jour. Les inviter à s'ébrouer. Apparaît alors parfois une ouverture, elle offre au souffle un fragment de miracle: ne plus craindre la douceur.

dimanche, décembre 23, 2012

d'un trou de mémoire à un autre







"On s'est connus!" Tout a commencé par ça. On traversait le pont de St-Jean, ce fragment de Prague au coeur de Fribourg, quand elle est arrivée en face de nous, avec sa dégaine si particulière, affublée d'habits qui donnaient l'impression d'avoir été extraits d'une benne à ordure avec les dents, ses paroles vacillant comme ses pas, trébuchant même; se heurtant en français, allemand, anglais et italien. Une autre langue aussi, dont on apprendrait qu'il s'agissait de polonais. Cela donnait une musique bizarre, ces vieux objets du langage en train de se cogner dans une décharge à ciel ouvert.

" On s'est connus!" Et puis la confusion qui s'accélère de l'intérêt qu'on lui témoigne. On ne l'a pas évitée ou ignorée, alors des ailes ont poussé sur le dos de ses hésitations. Elle écrit, nous dit-elle, une information qui nous arrive avec des effluves d'une boisson qui de l'eau n'était pas proche parent.

Elle commence des phrases hachées, hachurées, qu'elle peine à terminer. Ses associations d'idées, sa façon de sauter d'un trou de mémoire à un autre, cette valse à mille contre-temps nous rend le dialogue difficile. Des brèches ses présentent par moments, je m'y engouffre. Quand elle dit Vilnus, je dis Gary, 1914. Elle arrête presque de respirer. "My mother was born there in 1913." Serait-ce pour elle que le petit Roman a mangé une de ses chaussures, serait-ce elle qui lui a donné envie, pour la première fois, d'en finir avec la vie?!? Pendant que des questions insensées se pressent dans mon crâne, elle, m'agrippant le bras, continue de jongler entre grimaces et regards pénétrants.

Peut-être l'arc-en-ciel a-t-il les couleurs que je ne parviens à voir qu'à la lumière de la lune – Talvez o arco-iris tenha as cores que eu só consigo ver à luz da lua. Ces paroles d'Aldina Duarte, magnifique fadista de Lisboa, me sont venues à la tête pendant que cette carcasse à l'âme chargée nous postillonnait le kaléidoscope de ses jours ébréchés, la mosaïque de ses nuits éméchées.

Peut-être l'arc-en-ciel a-t-il des couleurs que je ne parviens à voir qu'à la lumière de la lune. Elles me reviennent à présent. Elles s'invitent souvent dans mes errances, celles sur papier et celles sur la pointe des pieds, elles se glissent dans l'intervalle de mes respirations, rapidement suivies par les premières intonations du disque en question:

La saudade avance déchaussée, pour ne pas se faire entendre - A saudade anda descalça, pra não se fazer ouvir. La saudade, ce mélange de mélancolie et de nostalgie, à quoi il faut ajouter un zeste de ce qui aurait pu, mais n'est jamais advenu.

La saudade, ce terme que ces deux dernières années m'ont d'abord déposé délicatement sur la langue, comme une discrète hostie, avant de me faire boire du vin rouge faisandé avec un entonnoir.

La saudade, qu'aujourd'hui j'entonne léger. Je la sens qui danse avec grâce, accompagnant mes nouveaux couplets.

Me voici désormais à Berne, pour une "phase-jazz", entre improvisations et maîtrisées compositions.

Une période polyphonique pendant laquelle affûter quelques voix.

En rentrant tranquillement, par un de ces soirs d'avant-Noël où une joie généreuse réussit soudain à prendre le dessus sur les coups de coude à la recherche des cadeaux perdus, il y avait, non loin, des personnes dansant sur des airs délicieusement démodés, entraînés par force vin chaud.

Ce matin, avec mon café, c'est Pascal Quignard qui m'a déplié les dernières lignes de ce déblogage:

"Sur la rive où le hasard m'a fait naître, je ramasse de tout petits bouts d'existence. C'est de l'ordre de la collection arbitraire, plutôt que de la compréhension. Mes lectures m'inspirent et m'égarent en même temps. Lire, c'est se laisser emporter. C'est une perte de contrôle, une désorientation qui peut tout à fait angoisser des êtres humains. Tout le monde n'est pas capable de perdre le nord. Lire est tout sauf une expérience tranquille. C'est une exploration périlleuse qui provoque des lésions bien réelles, et perturbe l'intégration dans la société. Je n'oppose pas lire et vivre. Mais il faut savoir qu'on lit à ses risques et périls."

lundi, décembre 10, 2012

Dans et sur les hommes, José Luis Peixoto




Comme je trouve cette lecture, ainsi que presque toutes celles de ce Dizedor de génie, à couper le souffle, je me suis dit que j'allais la traduire et la mettre en ligne par ici.

Eussé-je été plus doué, vous auriez eu droit à des sous-titres.

Attention, texte et récitation décapants.


Comme le sang, nous courons à l'intérieur des corps au moment où des abîmes les tirent et les dévorent. Nous traversons chaque branche des arbres intérieurs qui croissent de la poitrine et s'étendent par les bras, par les jambes, par les regards. Les racines s'accrochent au cœur et nous recouvrons chaque doigt fin de ces racines qui se ferment et s'ouvrent et écrasent cette pierre de feu. Comme du sang, nous sommes des larmes. Comme du sang, nous existons à l'intérieur des gestes. Les mots sont, tellement souvent, faits de ce que nous signifions. Et nous sommes le vent, les chemins du vent sur les visages. Le vent dans l'obscurité comme unique objet qui peut être touché. Sous la peau, nous enveloppons les mémoires, les idées, l'espérance et le désenchantement.




Après les nuages, dans le dernier lieu du monde, nous restons là où les voix n'arrivent pas. Nos regards s'étendent dans les coins les plus oubliés des maisons, au fond de la mer, dans les lieux que seuls les aveugles voient, les pierres couvertes par des feuilles dans la forêt, les rues de toutes les villes. Nos regards touchent les lieux illuminés et touchent les lieux noirs. Personne et rien ne peut nous fuir. La nuit, nous étendons les bras pour délivrer une balle, ou un flacon de venin, ou une lame, ou une corde. La nuit, nous touchons des visages. Et nous sourions. Le son d'un tir. Le feu dans un flacon de venin. Du sang qui sèche sur le tranchant d'une lame. Une corde étendue dans la nuit. Mort feu sang mort. Et nous sourions. Loin de la lune, après les nuages, notre visage est une blessure ouverte dans le ciel de la nuit. Le monde, devant nous. Nous pouvons te toucher maintenant. Avec le mouvement le plus petit d'un doigt, nous pouvons détruire ce qui te paraît le plus sûr. Tu es devant nous. Si nous voulons, nous pouvons te toucher. Si nous voulons, nous pouvons te détruire.




Dans et sur les hommes, nous sommes la peur. Ce sont nos mains qui déterminent la furie des eaux, qui font marcher l'armée, qui plantent des échardes sous la peau. Nous savons que tu nous connais. En n'importe quel instant de ta vie, nous te remplissons et nous t'enveloppons avec l'image de notre voix, avec l'image de notre signification, le silence et les mots. En un instant que nous choisirons nous pouvons recommencer à te remplir et à te couvrir. Nous savons que tu connais le froid de la solitude au bord des routes quand la nuit est tellement obscure, quand la lune est morte, quand existe un désert de noir au bord des routes. Regarde à l'intérieur de toi et tu nous rencontreras. Regarde le ciel, après les nuages, et tu nous rencontreras. De nous jamais tu ne pourras te cacher. Ceci est le prix pour que tu chemines sur la terre où, un jour, tu entreras pour toujours. Les dernières pelles de terre qui te couvriront seront nos paupières en train de se fermer. Seulement alors tu pourras te reposer. 




Nous sommes la peur. Nous connaissons tellement d'histoires. Tous les amants qui regardent par la fenêtre et imaginent qu'ils se sont perdus pour toujours. Tous les hommes qui, dans une chambre d'hôpital, embrassent leurs fils. Tous les noyés qui, pour la dernière fois, lèvent la tête hors de l'eau. Tous les hommes qui cachent des secrets. Et toi ?!? Tu caches quelque secret ?!? Tu n'as pas besoin de répondre. Nous connaissons ton histoire. Nous te voyons même quand tu ne nous vois pas. Nous te voyons maintenant. Tu caches quelque secret ?!? Réponds quand tu te regardes dans le miroir. Ton visage dupliqué : ton visage et ton visage. Quand tu verras tes yeux en train de te voir, quand tu ne sauras plus si tu es toi ou si ton reflet dans le miroir est toi, quand tu ne parviendras pas à te distinguer de toi, regarde au plus profond de cette personne que tu es et imagine ce qui se passerait si tous savaient ce que seul toi sais sur toi. A ce moment, nous serons avec toi. Nous t'envelopperons et tu seras seul.




Après les nuages, sur les hommes, sous la peau, dans les hommes, nous t'attendons. Nous sommes en train de te voir maintenant, pendant que tu lis. Nous te verrons quand tu arrêteras de penser à ces mots. Dans et sur ton visage, nous savons tes secrets. Nous savons même ce que tu caches à toi-même. Tu ne peux pas nous fuir. Dans la paume de nos mains nous tenons ton cœur, nous pouvons l'écraser. Tu ne peux rien faire pour nous en empêcher. Notre regard est arrêté sur chacun de tes gestes et sur chacun de tes mots. Dis un mot maintenant. Fais un geste. Nous sourions devant tes mots, comme nous sourions devant ton silence. Personne ne pourra te protéger. Personne ne peut te protéger maintenant. Tu es encore moins que ce que tu imagines. Nous avons accompagné mille générations d'hommes comme toi. Pour notre plaisir, nous les laissons cheminer sur les lignes de nos mains. Pour notre plaisir, nous leur prenons tout. Nous avons guidé des générations entières d'hommes dans des tunnels que nous avons construits en direction de rien. Et, quand ils sont arrivés au vide, nous sourions. Tu es égal à chacun d'entre eux. Nous t'attendons dans et sur ton visage. Continue ton chemin. Suis cette ligne de notre main. Nous savons où termine ce tunnel dans lequel tu chemines. Continue à cheminer. Nous t'attendons. Nous sourions à te voir. Après les nuages, nous sommes la peur. Sous la peau, nous sommes la peur.


dimanche, décembre 09, 2012

Eugénio de Andrade

"Un jour, Inês Lourenço a voulu me présenter à Eugénio de Andrade et lui offrir un de mes livres. Nous étions amis, elle l'adorait, il avait déjà sa fondation et marquait beaucoup la vie des personnes de la poésie à Porto. Je savais qu'il était d'un commerce très antipathique. Je fréquentais les lectures ainsi que trop d'événements de la fondation et la manière renfrognée qu'il avait d'y assister m'impressionnait toujours. La salle cernée par ses portraits, toutes les personnes l'observant dans l'attente de savoir si de ses doigts naîtrait quelque oiseau.

Ce fût une surprise qu'Inês Lourenço ait un de mes livres dans son sac. Ce fût une surprise qu'elle le prenne dans son sac au moment où elle disait au poète qu'elle avait très envie de lui présenter un ami, un jeune qu'elle considérait prometteur. Au même instant, Eugénio de Andrade lui prit le livre des mains et, encore plus renfrogné, furieux comme le tonnerre, dit qu'il n'en pouvait plus des jeunes et qu'il ne lirait plus jamais rien de personne. Il dit que si nous laissions là cette merde, cette merde irait immédiatement avec les déchets. Inês aurait aimé trouver un trou pour se cacher. A moi, cela me donna un certain fou rire. Je ne trouvai là-dedans rien de personnel, mais je restai nerveux, gêné. C'était à peine une indisposition, oui. Mais, en vérité, rien qui ne lui soit cohérent. Aujourd'hui, je comprends que j'aime mieux Eugénio de Andrade que je l'aimais alors. Même avant l'épisode antipathique. Vieillir est vouloir simplifier, rendre chaque chose plus limpide, élémentaire. Prendre de l'âge fait qu'Eugénio de Andrade arrête d'être uniquement solaire pour devenir pureté possible. Evidemment, il devait angoisser d'aspirer à la pureté, éloigné d'elle comme il devait l'être, comme nous le sommes tous. Mais son aspiration est ce qui compte et, au final, l'identifie. Lire Eugénio de Andrade c'est passer l'âme dans l'eau limpide. Sa poésie a une propriété d'hygiénisation qui nous permet la transcendance dans la vie, sans davantage de ces bizarreries qui ne l'émerveillent pas (le poète, je rajoute parce que c'est plus clair en portugais). Assirio & Alvim publie, à présent avec une grande perfection, l'intégrale de la poésie d'Eugénio de Andrade. A chaque volume, nous relisons les classiques de toujours. Lapidaires, comme nés directement de la nature du temps. Comme si le temps prononçait ce qui lui paraît, mûr. Un temps qui se pense, sage. Certains de ses poèmes ne semblent le travail de personne, ils sont la respiration naturelle des choses. La prodigieuse manifestation de ce qui a eu besoin de l'éternité pour gagner sa voix. J'ai toujours vu Eugénio de Andrade comme un poète idéal pour les débuts. J'ai récité ses livres à tous les jeunes, tout ceci paraît tellement ironique maintenant, parce que j'étais convaincu qu'il n'y avait pas mieux pour, en séduisant, amener à la lecture et à l'écriture. Aujourd'hui, je comprends que ses textes sont surtout pour qui veut arriver à la limite des mots. Là, où ils cessent d'être des mots et commencent à bouger dans nos os avec les doigts."

Article de Valter Hugo Mãe, paru dans le Publico du 4 décembre, arrivé à ma connaissance par la grâce de la musaraigne, qu'elle en soit ici remerciée.

Quand j'ai lu "Certains de ses poèmes ne semblent le travail de personne, ils sont la respiration naturelle des choses", j'ai su que je traduirai l'entier de l'article, ne serait-ce que pour Liliane, qui a été de nombreuses fois bien proche de me dire ceci quand elle me parlait de la poésie du monsieur.

La dernière phrase, tout particulièrement, mérite d'être écrite et lue en portugais, parce que s'y entend le vent marin, plus beau final qui soit pour un article rendant hommage à un poète comme celui-ci.

"Ali, onde elas acabam de ser palavras e passam a mexer nos nossos ossos com dedos."


mardi, décembre 04, 2012

ce qui est négligé








"Le ruisseau ne chante jamais faux, c'est de cela que je me suis rendu compte au bout d'un moment. J'étais là, dans ce coin de forêt que j'entretiens depuis des années, je m'étais arrêté pour écouter, parce que j'avais l'impression que quelque chose m'appelait. C'était le ruisseau, dont la course frémissait des notes parfaites. Je me suis alors amusé à déplacer des cailloux, à en ajouter d'autres, à faire toute sorte de choses pour contrarier son cours. Mais c'était peine perdue, ou plutôt joie gagnée, par lui, quoique je fasse: le ruisseau ne chante jamais faux."

Il m'a glissé ensuite, en souriant, que c'était désormais au bord de l'eau qu'il allait venir accorder sa guitare.

La discussion avait commencé quand il m'a demandé pourquoi j'avais choisi tel livre d'enfants pour mon neveu. J'en avais aimé les illustrations, et la "leçon". Dans une forêt où les animaux les plus petits en ont marre d'être embêtés par les plus grands, voilà qu'un matin, les rapports de tailles sont inversés. Cela demeure le temps pour les grands de constater que leur comportement n'est pas toujours des plus charmants, et ainsi, quand tout rentre dans l'ordre, les rapports deviennent cordiaux.

"J'aime bien savoir pourquoi mes clients optent pour tel livre plutôt que pour tel autre, comme ça mon fond se constitue d'ouvrages qui me sont chers, et d'histoires que l'on ma racontées."

Comme Giono était entré dans la discussion, je suis parti en lui proposant un titre pour une nouvelle dont il aurait été l'anti-héros: "L'homme qui parlait à l'oreille de sa guitare alors qu'au milieu coulait une rivière"

Un peu long?!? Vous aimez mieux "Water guitar"?!?

Samedi nuit, alors que je cheminais dans le froid jusque chez moi, les étoiles de minuit me parlaient d'un deuxième jour de décembre ensoleillé. Il n'en fût rien. Tout du moins le matin. Le ciel marquait à sa manière la mémoire du tirer de rideau de Gary, il y a 32 ans. Snow day for Romain, près de trois ans après que Montréal a été ensevelie sous le blanc pendant plusieurs jours, sans interruption, quand Lhasa a arrêté de respirer.

Dimanche, traversant le pont de Pérolles, la neige se confondait avec la fumée d'une usine, un milan royal profitait des courants thermiques pour aller défier les flocons de plus haut. C'étaient comme des cendres qui s'éparpillaient dans mon champ d'inaction. Un feu s'était éteint, la météo avait soufflé sur le foyer, libérant des confettis de souvenirs.

A présent: collecter à nouveau du petit bois, empiler suffisamment de grosses bûches, rallumer la cheminée, mieux.

Faire sécher mes chaussettes, pour soulager mes pieds forts sollicités.

Faire danser mes mains dans le souffle des flammes, pour dessiner une chorégraphie de rires dans l'étirement des ombres.

Retourner marcher, léger, le souffle émoustillé par l'humble ballet de tout ce qui est négligé.