katchdabratch

S'engouffrer dans le sillon de mots indociles; y façonner des points d'appui, pour soi et quelques autres. Pétrir les silences qui sont une partie du terreau où s'ensemence ce qui nous dispose dans le jour. Les inviter à s'ébrouer. Apparaît alors parfois une ouverture, elle offre au souffle un fragment de miracle: ne plus craindre la douceur.

vendredi, avril 12, 2013

concilier la boue et le bleu














Sometimes a person never comes back. Parfois une personne ne revient jamais.

Premier dimanche du mois. Marché aux puces à la Reitschule. Parterre bariolé  Des curieux qui se mettent au diapason des curiosités. Que l'idée soit d'acheter une tondeuse à gazon, une tronçonneuse, un disque ou des lunettes, pour têtes ou pour toilettes, il devrait y avoir quelque chose en mesure de remplir ce rôle. Si la volonté est juste de flâner pour brasser ses pensées, l'endroit s'y prête également.

Il y a trois mois, c'était une matinée ensoleillée qui avait lancé ces festivités dominicales alors que la nouvelle année était tout juste arrivée. Il y a trois mois, j'étais passé en courant, tout content; j'allais rejoindre des amis déjà en train de jouer avec une balle et un filet, dans un entrepôt rempli de sable; petite note estivale au-milieu d'un hiver rigoureux.

Il y a trois mois, levé à l'aube, j'avais écrit d'une traite un déblogage intitulé "Un affectif de l'infime".

Il y a trois mois, je me réveillais, puis écrivais, puis buvais mon café, puis lisais, puis traînassais, puis sortais baskets aux pieds et sac de sport sur le dos, puis jouais au volley, puis mangeais une part de gâteau des rois, puis.

Il y a trois mois, pendant ce temps, pendant cet enchaînement de "puis", ma maman se laissait tomber dans le puits où elle se morfondait depuis des années, convaincue que la lumière, la concernant, ne serait plus, pour toujours, qu'une vue de l'esprit; une vue embrumée d'un esprit troublé et ankylosé. Elle décidait que le combat était perdu, que ses doigts et son corps meurtris n'aspiraient plus qu'à une chose: du repos.

Il y a trois mois, pendant que je me sentais pleinement vivant dans différentes configurations, ma maman, percutant le fond d'un puits asséché, entrait dans le mystère de cette mort dont elle avait déjà une main sur l'épaule, espérant ainsi rebondir ailleurs, loin de la solitude et de l'obscurité.

Sometimes a person never comes back. Parfois une personne ne revient jamais.

Mon déblogage ne devait pas prendre cette direction. Je pensais parler encore de nombre d'instantanés interceptés outre-méditerranée. Au hasard: un ponton croulant, ainsi que les barques dans son giron, sous des filets de pêche indolents; un petit mec, dans les toilettes de l'aéroport, disant à son pote, s'éloignant de l'urinoir: "It's too high for me!"; des stations d'essence qui s'improvisent partout, à grand renfort de bouteilles en plastique, grâce à du carburant venu illégalement de Lybie et d'Algérie; un de mes oncles très croyant me disant que pour lui "la politique c'est le Diable"; un autre tentant, dans un français balbutiant, à l'aide d'une élocution approximative, de me raconter l'histoire du Youssef du Coran; la maison d'un de mes cousins, bâtie dans une zone, à l'ouest de Tunis, où il n'y avait que des moutons et des cabanons, il y a cinq ans, et où maintenant les requins de l'immobilier ont mordu à pleines dents, sans se soucier le moins du monde des tas d'immondices s’amassant dans ce quadrillage foireux – depuis le toit de chez lui, au petit matin, surplombant une partie de la ville, scrutant l'horizon pour choisir où aller courir, je me suis rétracté du fait de grappes de chiens pullulant un peu partout; ils auraient ri au nez de la petite caillasse visant à les effrayer, je n'aurais alors pas donné cher de mes mollets; pas que.

Sometimes a person never comes back. Parfois une personne ne revient jamais.

C'est cette phrase, qui fait face à qui s'installe dans le lieu d'aisance, chez des amis, qui a décidé d'être le refrain de lignes à venir. Ainsi s'étire-t-elle. Je suis parti de chez eux avec une carte postale sur laquelle figure une main, tenant un crayon, s'apprêtant à contrecarrer le règne du blanc. "Tu penses que c'est une main qui écrit ou qui dessine?!?" m'a demandé Dominic, les siennes faisant les deux à merveille. Je ne sais pas, mais je sais qu'elle est le prolongement et l'expression d'une tête qui tente de concilier la boue et le bleu de son environnement; je ne sais pas, mais peu importe, je sais que ces deux gestes sont beaux et importants. Je sais que ma maman s'en est allée parce que les deux lui étaient devenus difficiles et que, du coup, je vais continuer, avec une motivation renouvelée, à envelopper mes pas et ma voix dans un doux mélange des deux.

Sometimes a person never comes back. Parfois une personne ne revient jamais.

Je viens de m'imprégner de deux livres fabuleux: D'autres chemins d'Enis Batur et Pourquoi être heureux quand on peut être normal de Jeanette Winterson. Deux livres dans lesquels lecture et écriture se donnent à voir et sentir comme centre névralgique, comme indispensable carte d'un monde par moments fuyant, hostile ou opaque; comme une carte qui est l'anti-thèse d'un GPS en ce qu'elle refuse toute programmation. Ce n'est pas une carte que l'on consulte pour savoir comment aller quelque part, c'est à peine une carte qui vous dit où vous êtes, mais dès que vous avez repéré quelque chose qui pourrait être votre emplacement, vous êtes déjà ailleurs.

C'est une carte qui est mille cartes en une. C'est une carte qui est mille et une nuits. C'est une carte qui est 101 dalmatiens. C'est une carte qui est l'armée des douze singes. C'est une carte qui est 28 grammes.

C'est une carte qui vous dit que toujours une personne ne revient jamais, que cette personne c'est vous, que cette personne c'est votre voisin, que cette personne c'est chaque être humain. C'est une carte qui vous dit que ceci s'appelle la mort, et que c'est précisément parce que la mort veille qu'il faut tenter, chaque jour, de débusquer dans la vie des bribes de merveille. 

"Je n'avais personne sur qui compter, mais T. S. Eliot m'a aidée.

Du coup, quand les gens disent que la poésie est un luxe, qu'elle est optionnelle, qu'elle s'adresse aux classes moyennes instruites, ou qu'elle ne devrait pas être étudiée à l'école parce qu'elle n'est pas pertinente ou tout autre argument étrange et stupide que l'on entend sur la poésie et la place qu'elle occupe dans nos vies, j'imagine que ces gens ont la vie facile. Une vie difficile a besoin d'un langage difficile – et c'est ce qu'offre la poésie. C'est ce que propose la littérature – un langage assez puissant pour la décrire."

Jeanette Winterson vous passe le bonjour.

mardi, avril 02, 2013

radoter sur papier















Pour panorama, des toits. Du blanc, beaucoup de blanc; quelques habits étendus dansent entre des antennes paraboliques. Au loin, on devine un ruban de mer, petit ruban d'où s'extirpe le soleil quand il a été mis au ban.

"Comme si je m'en revenais à ce qui est passé,
Comme si j'allais par-devant moi,
Entre le Palais et le consentement,
Je retrouve ma cohésion."

Sur le toit de la demeure royale de mon père, à Teboulba, un grand poète dans les mains: Mahmoud Darwich, "La terre nous est étroite", une anthologie sélectionnée et préfacée par ses soins. Et de soin il est beaucoup question, à chaque mot, à chaque respiration.

Deux jours plus tôt, au départ de Berne, la neige était au rendez-vous pour un salut matinal. Des flocons bien fournis tamponaient le ciel. Sur le quai, trois pelés agglutinés autour d'un cendrier, en train de tirer sur leurs clopes comme si leur vie en dépendait; alors que plutôt leur mort. Vis-à-vis d'eux, les écrans de sécurité sur quoi se distinguent les trains en gare ainsi que les fantômes de ceux absents. On dirait une radiographie de poumons. Interpellante superposition que ce dernier instantané s'imposant en passant. Il m'a donné envie de noter, capter, capturer, radoter sur papier.

Ces silhouettes tabagistes me sont revenues à l'aéroport de Tunis, dans les toilettes sises au contrôle de sécurité; deux hommes à l'air perdu enfumaient négligemment les quelques mètres carrés de l'endroit. Mon salut ne les a pas fait broncher, leurs regards sont restés pareillement embués. Même constat concernant le personnage hautement antipathique qui s'est occupé de mon passeport. "Je t'observais, avec ton petit sourire en coin, et je me suis dit que s'il te regardait, il allait te demander si tu te moquais de lui, et du coup t'emmerder, mais non." m'a dit ma grande soeur quand je me suis enquis de savoir si elle avait eu le droit à un son plus élaboré qu'un grognement.

Dans la salle où nous avons attendu, il y avait un gamin qui essayait de nager sur le carrelage, c'était de la brasse coulée; il y avait, juste derrière nous, une jeune fille superbe avec un chapeau de cow-girl; il y avait une femme en burqa, ce qui ne manque jamais de faire (une drôle d') impression; il y avait des diplomates, que l'on a à peine eu le temps de distinguer; il y avait des touristes diversement guillerets, il y avait une assemblée très hétéroclites, ce qui me plaisait.

Pour marquer l'arrivée, repas du soir chez un cousin pas vu depuis dix ans. Sa fille est devenue une femme. "Pas tant qu'elle habite chez moi" m'a-t-il répondu avec un sourire, quand je me suis permis cette remarque.

Ensuite deux petites heures de route jusqu'à Sousse, de nuit. Mes deux petites soeurs dormaient. Hakim aussi. Leila était dans un labyrinthe de pensées, comme moi; cela semblait lui convenir, moi itou.

Au petit matin, course en bord de mer. Envie de prendre le pouls de mes sensations, ici. Mes mollets étaient douloureux depuis l'atterrissage, comme si le vol les avait chargés d'acide lactique. A part ça, je sentais ma curiosité et ma disponibilité aux aguets. Contraste saisissant avec il y a deux ans; contraste important, dû à un mélange d'acceptation et de résignation; contraste déroutant, rendu possible par les crues de chagrin essuyées depuis lors.

Après le petit-déjeuner, cap sur Teboulba. Pendant le trajet: des montagnes de ferraille; un gustion tenant trois poulpes à la main; des forêts de rouille; des hommes assis à l'ombre; des carcasses de voitures; des hommes assis à l'ombre; des oliviers et des cactus; des hommes assis à l'ombre; des moutons; des ânes; des hommes assis à l'ombre; des têtes de vaches accrochées à la devanture des boucheries, des mouches qui s'en amourachent, Leila qui dit "ça je ne m'y ferai jamais"; des hommes assis à l'ombre.

Une cartographie de poussière et de plastique. C'est ce que je pensais encore le soir, m'en allant courir du côté du port, deux cailloux en mains pour chasser les chiens mal intentionnés. Une cartographie de poussière et de plastique, assommée par le soleil.

Dans "Suicides exemplaires", Vila-Matas parle de Tabucchi, lui faisant dire que "la saudade mène à la contemplation de l'endroit d'où l'on peut sauter". Aucune saudade ici. J'ai envie et besoin d'y trouver une place d'où observer, j'ai envie et besoin de clarifier ce qu'est la Tunisie pour moi, mais je n'y serai jamais "à la maison"; trop de choses qui butent contre ma sensibilité. Au hasard l'amas de testostérone suintant des cafés avec un brouillard de fumée.

Pour panorama, des toits. Du blanc, beaucoup de blanc; quelques habits étendus dansent entre des antennes paraboliques. Au loin, on devine un ruban de mer, petit ruban d'où s'extirpe le soleil quand il a été mis au ban.

"Comme si je m'en revenais à ce qui est passé,
Comme si j'allais par-devant moi,
Entre le Palais et le consentement,
Je retrouve ma cohésion."