katchdabratch

S'engouffrer dans le sillon de mots indociles; y façonner des points d'appui, pour soi et quelques autres. Pétrir les silences qui sont une partie du terreau où s'ensemence ce qui nous dispose dans le jour. Les inviter à s'ébrouer. Apparaît alors parfois une ouverture, elle offre au souffle un fragment de miracle: ne plus craindre la douceur.

samedi, mai 18, 2013

un brouillard magnifique












"Je travaille par fragments, incapable d'assumer un système. C'est ma chance. La cause de tous mes ennuis. A force d'éviter l'explication claire au profit de l'allusion, je marginalise tout ce que je touche. Sous prétexte d'originalité, je m'exclus tout autant que l'universitaire le plus hermétique. [...] J'habille le vide. Je colmate les brèches d'une thèse mal assimilée. Je ne cesse de frotter le carrelage du dictionnaire pour façonner des plâtres, dessiner des accessoires, réveiller des surgeons d'enfance, des rognures d'humanité. Pour replacer sur l'étagère de ma vallée un morceau de lyrisme égaré sous les graviers de l'oubli. J'ai l'impression de lustrer les cuivres d'un vieux placard."

Raymond Farquet, que je vous ai déjà présenté il y a quelque temps. Là, on est au début de "Sept cents ans de solitude". Là, j'ai eu la confirmation que j'étais en compagnie d'un frère d'armes. Vous pouvez aussi lire cet extrait comme un avertissement à ce qui va suivre: attention, après plus d'un mois de silence, voici un déblogage à rallonges, qui se prend les pieds dans des rebonds imprécis.

On peut aussi le lire comme un rappel: n'oubliez pas, souvent, d'aller voir ce que radote grand-papa Foglia. Lien toujours actif, quelque part à gauche de cet écran. Je profite de cette parenthèse amicale pour vous inviter à consulter ce site de Sandro Santoro. Le gaillard est lancé dans une superbe aventure d'humanité et d'écriture; y sourit, en plus, dans le titre d'un de ses projets, un clin d’œil à Tabucchi, ce qui m'a conquis.

Je vous écris depuis une heure qui ne sait plus très bien si elle est déjà matinale ou encore nocturne, un gustion traînasse bruyamment dans le quartier. Assis à mon bureau, j'entends ses délires se faufiler entre des pépiements plus avenants. Est-ce un oisillon tombé de son nid, qui, à peine arrivé au sol, s'est changé en un de ces dadets à deux pattes que d'aucuns appellent être humain?!? J'ai guigné par la fenêtre, pour distinguer la silhouette en question; sans succès. Mais ses fredonnements éthyliques vont mettre du temps avant de me quitter.

Jusqu'à l'année de ma naissance se pratiquait, en Suisse, un droit d'ingérence un peu particulier, que l'on avait sobrement appelé "internement administratif". Il s'agissait de placements en détention d'individus considérés comme "paresseux", "déviants", de "mauvaise mœurs ,... Avec de légères variations ou interprétations suivant les cantons. Les vaudois, magnanimes, s'en servaient surtout contre les prostituées et leurs souteneurs.

Le chanteur imbibé de l'aurore, là-dehors, ainsi que quelques autres qu'il m'arrive de croiser, ne savent probablement pas à quoi il ont échappé. D'ailleurs, peut-être que cette variante carcérale aurait plu à certains.

Il est probable aussi que cela leur passe des kilomètres au-dessus de la tête, déjà assez occupés qu'ils sont à se débattre avec une exténuante danse de soi, décomposée par le vague à l'âme venant s'abattre contre leur crâne.

Fin d'après-midi dans un café fribourgeois. Il est là quand j'arrive, le buste penché sur sa tasse de café vide. Les jambes croisées, il agite curieusement le pied surélevé; rien de nerveux dans ce geste répétitif, plutôt une immense fatigue qui soubresaute. Son regard sonde une parcelle d'infini qu'il semble avoir repérée quelque part à mi-hauteur. Mon salut n'a rien obtenu en écho. Soudain, il se lève; toilettes d'abord, cigarettes ensuite. Une dame prend alors sa place, se ravise du bout des fesses quand elle constate que le paquet de clopes, sur la table, est pratiquement plein; de même le verre. Sensation, pour ma part, d'une absence comme creusée, martelée. Une béance telle, entre cet homme et le monde, que même les indices de sa présence soupirent du vide. Il est revenu, s'est posté à l'identique. Deux heures plus tard, quand je m'en suis allé et que j'ai pris congé, il n'avait pas bougé; entre ses lèvres, à nouveau rien n'a filtré.

Avant un match, tout fourbu que j'étais, complètement "footu", même, état dû à la précédente partie de jambes en l'herbe, j'ai donné une pièce à une gitane, à Yverdon. J'ai pensé à Dominic, qui m'avait dit le faire parfois en guise de porte-bonheur. J'avais constaté combien cela fonctionnait, un jour où il avait exposé un tableau, de manière remarquable, devant un auditoire parsemé. Arrivant à la gare après une nuit blanche, le texte de sa prise de parole pas encore terminé, il avait vu une femme en train de demander qu'on l'aide; il avait plongé la main dans sa poche, se disant qu'elle allait faire de même pour lui.

Il s'agissait d'une toile qui n'est pas seulement une invite au regard, mais également à l'écoute. "La prédication de St Jean-Baptiste" par Pieter Bruegel le Vieux (1566). Observation et écoute attentives, voilà qui change tout, en histoire de l'art, lors d'un repas de famille ou sur un terrain de foot. Liste extensible à l'infini.

J'ai donc déposé 2 francs dans la main de la gitane, ou du moins de celle que je prenais pour telle. Elle m'a laissé entendre qu'elle aurait préféré un billet. Non mais tu te fous de ma gueule, a sifflé une voix dans ma tête; la mienne?!? Puis je me suis repris, j'aime être bienséant, même quand je suis mon seul public. Bonne fin de journée, madame, ai-je corrigé, la prochaine fois que vous me demandez un billet, je vous amène une pile de journaux gratuits, avec un stylo et un briquet, vous en ferez ce que vous voudrez.

Quoi monsieur?!?

Non, rien, je délire parfois.

Quoi monsieur?!?

Quelques jours plus tard, avec Luca, devant un étal de livres d'occasion, nous nous sommes fait aborder par la (le?!? ça?!?) plus vieille toxicomane de Lausanne. Elle a eu donné l'impression de venir d'Amérique du Sud. Là, franchement, on dirait qu'elle vient de beaucoup, beaucoup plus loin. Ou alors au contraire, peut-être n'est-elle précisément jamais revenue d'un lieu qui m'échappe; à elle tout autant.

Vous auriez pas deux fois 5 francs, c'est pour mon mari et moi?!? C'est pas facile vous savez?!?

Non, désolés, en chœur.

Être désolé ça n'aide pas, vous n'avez pas besoin d'être désolés. Je vous en prie, aidez-moi, aidez-nous.

Je vous vois depuis vingt ans, alors vous devez sans doute avoir mis sur pied un système de survie assez efficace, ai-je enchaîné, pensant la flatter.

Elle m'a regardé, dépitée, avec ce qui, surnageant au-milieu de cernes stratosphériques, doit malgré tout encore répondre à l'appellation commune "yeux". Elle n'a pas insisté.

Vingt ans?!? s'est étonné Luca.

Ouais, en tout cas, ça remonte à mes premières expéditions shopping, quand j'étais ado, le mercredi après-midi. Elle m'impressionnait beaucoup. Ça faisait déjà un moment qu'elle était dans la place, d'après ce qu'on m'avait laissé entendre. Elle a fait de sacrés progrès en français, ceci dit.

Ben alors, t'aurais pu le lui dire et lui offrir un bouquin, au moins; ça lui aurait fait plaisir.

Tu crois?!? J'ai plutôt l'impression qu'elle me l'aurait fait bouffer illico en me demandant de bien vouloir ravaler mon inqualifiable sourire.

Petite discussion avec monsieur Govi, alors que j'arrivais à Champagne. La zone où il habite, tout comme mon oncle, est "menacée", à terme, par un aménagement industriel d'ampleur. Cerise sur le gâteau: en attendant, les propriétaires de parcelles paient l'étude, une étude qu'ils n'ont pas souhaitée, une étude qui désormais prend leur sommeil et leurs finances à la gorge, souvent. "On a travaillé toute notre vie pour être tranquilles à la fin, et on nous refuse ce droit. Qu'est-ce que vous voulez, c'est comme ça, on ne fait pas le poids. Quoiqu'il en soit, je vais marcher une heure tous les jours, parce que j'ai eu un pontage coronaire, il y a deux ans. Allez, ça m'a fait plaisir de vous voir, à la prochaine! "

Je pourrais terminer là-dessus, ajoutant que c'est un privilège sans prix que de pouvoir choisir un titre, voire plusieurs, à sa propre vie, mais j'ai envie de partager avec vous un poème de Paulo Leminski, dont la traduction boiteuse est de votre plumitif approximatif.

desencontrários                      mérencontraires


Mandei a palavra rimar,                                 J'ai envoyé la parole rimer,
ela não me obedeceu.                                   elle ne m'a pas obéi.
Falou em mar, em céu, em rosa,                     Elle a parlé de la mer, du ciel, des roses,
em grego, em silêncio, em prosa.                   en grec, en silence, en prose.
Parecia fora de si,                                         Elle semblait à l'extérieur de soi,
a sílaba silenciosa.                                         la syllabe silencieuse.

Mandei a frase sonhar,                                   J'ai envoyé la phrase rêver,
e ela se foi num labirinto.                              et elle s'en est allée dans un labyrinthe.
Fazer poesia, eu sinto, apenas isso.                 Faire de la poésie, je sens, à peine cela.
Dar ordens a um exército,                              Donner des ordres à une armée,
para conquistar um império extinto.                pour conquérir un empire déchu.


Jacques Ancet parle de la traduction comme d'un geste d'amour. Voilà qui me convient à un moment où, suivant les élans de mon cœur,  mon centre de légèreté, celui qui contrebalance le trop pragmatique et concret centre de gravité, s'est considérablement déplacé, se rapprochant de la place de jeu de mon enfance. Eh oui. Traduire plus, mieux, depuis l'endroit des mes premiers pas, en écho à ceux d'aujourd'hui et de demain.

Walter Benjamin estimait que l'écriture nécessite, parfois, un "embrouillamini" de voix. Il y en a un, en moi, pas le moindre doute à ce propos. Il bourdonne chaque jour davantage, chaque fin de nuit il est plus précis. Reste à en faire un brouillard magnifique.