Des secousses redessinent ma
cartographie intérieure depuis quelque temps. S'intercalent quelques
accalmies; on pourrait dire des feintes, tant elles ne servent qu'à
m'égarer davantage.
Pour tenter de m'accorder avec ce tempo
accidenté, je me glisse dans des chapitres faisant écho à cet
enchaînement de micro-séismes qui tambourinent mes tempes et ma
poitrine.
D'abord "Failles" de Yannick
Lahens:
"Comment dans ces pages ne pas
laisser entrer le dehors, l'inconnu qui surprend, dérange, déplace
les bornes. Dans ces pages, aucune pensée exhaustive. Juste des
allers et retours en équilibre précaire comme sur la crête d'une
vague où j'essaie d'agiter des questions, de déchiffrer des ombres,
de remuer des doutes."
Dans la même tonalité
"post-cataclysmique", j'ai traversé le "Journal des
jours tremblants" de Yoko Tawada. Elle y dit qu'un de ses amis,
après la catastrophe de Fukushima, avait débarrassé beaucoup des
ouvrages figurant dans sa bibliothèque (en fait ne les y avait pas
remis, puisqu'ils jonchaient le sol), pour ne garder que "ceux
qui résistent aux séismes".
Je me sens comme ça
pendant cette période de rentrée littéraire qui flaire le gavage.
Vous reprendrez bien un peu de foie gras éditorial ?!? Pas envie de
me plonger dans tout ce qui est présenté comme incontournable. Ce
qui l'est vraiment se sera bonifié dans quelques années.
Comment?!? Moi pas
forcément?
Un point pour vous.
Dans l'appartement où j'avais pris mes
quartiers, à Paris, il n'y avait pas moyen de mettre de la musique. Ça peut sembler un détail; pas pour moi. Le premier matin, je suis
donc vite descendu dans le café sympathique où m'attendaient les
clefs, le jour précédent. Je me suis assis, et là, alors que
l'endroit était encore plus ou moins silencieux: le serveur a mis le
Köln Konzert de Keith Jarrett.
Je me suis levé pour aller
l'embrasser. J'ai pris une claque en retour. J'ai fait tout ça sans bouger de ma chaise. J'avais en tête Nani Moretti en train
de rouler sur sa Vespa, jusqu'à l'endroit où Pasolini a été
assassiné. C'est dans "Journal intime", qui présenté
comme ceci ne semble ni drôle ni frais, et pourtant. Et pourtant.
Yaaron Hermann dit
quelque chose de très beau sur le pianiste habité par la grâce qui
escorte Moretti pendant une partie de ses déambulations romaines :
"Jarrett, on n'a pas l'impression qu'il cherche, il ne fait
que trouver et il le fait tous les soirs."
Depuis Paris, c'est pour
ma part une de mes soeurettes que je suis allé trouver à Bruxelles. Eh
oui, l'absence de génie pousse à des recherches plus pragmatiques.
Dans le bus du retour, il
y avait derrière moi un Camerounais qui expliquait à sa voisine que
ses compatriotes n'avaient pas le tempérament guerrier, que la seule
chose qu'il ne fallait absolument pas faire, c'était augmenter le
prix de la bière. Je connais quelques personnes ayant les mêmes
impératifs catégoriques. Qui riment avec barriques, oui. Pas
seulement.
Un peu plus tard, le colinet a raconté
combien le suicide était considéré comme quelque chose de mal et
de maudit, au Cameroun, à tel point qu'il y a des endroits où les
parents fouettent leurs enfants après qu'ils se sont donné la mort.
"C'est une bonne leçon pour le cadavre!" a-t-il
ajouté, sûr de son fait.
J'écoutais ceci d'une oreille, leur
souriant par moments, tout en feuilletant un journal acheté la
veille, des feuilles dont le leitmotiv était la décroissance. La
jeune fille assise à mes côtés, Roumaine étudiante en
mathématique, m'a demandé: "Is it something like an against
the world newspaper?!?".
Prends-ça dans ta face, papy.
Le pépé précoce est à présent en
Engadine. Pour venir jusqu'ici, j'ai eu la chance de déguster les
premières flammèches que les pinceaux de l'automne ont dessinées sur
les arbres. Le lendemain, il a neigé sans s'arrêter. Le
surlendemain, le soleil a pensé qu'il serait en mesure de mettre
tout ceci encore davantage en valeur. Il avait raison.
Déroulant mes foulées dans cet
amoncellement de beauté frôlant l'indécence, je pensais à un
poème que Primo Levi a écrit pour Mario Rigoni Stern et un autre
ami. Je me demandais en passant ce que le Camerounais du bus aurait à
me dire sur la fin de l'auteur de "Si c'est un homme", si
quelqu'un aurait dû le fouetter pour lui donner une bonne leçon.
Les dernières lignes du poème en question sont les suivantes:
"[...]
Ils ne se sont pas laissés
pétrifier
Par la lente neige des jours."
Comme un écho à Gaston Cherpilloz,
qui s'en est allé le 10 octobre, et qui jusque là, assurément, ne s'était pas laissé pétrifier par la lente neige des jours. Son écriture avait tendance à trop s'empêtrer, ce qui rend sa "transmission"
difficile, mais reste que son "Chêne brûlé", trempé
dans l'encre de la colère, est un des textes qui m'a donné envie
d'aller creuser sous le lyrique et le convenu des lettres romandes.
Plus que Chessex, dont les paragraphes empreints d'une culpabilité
chargée de sexe, de Dieu et de non-dits me laissaient de marbre.
Cherpillod dégainait des phrases
tordues, que le lecteur doit attaquer attentif, ayant conscience
qu'il sera souvent nécessaire de les reprendre pour en percevoir le
suc:
"Me voici à soixante-treize
ans, après des décennies de labeur ininterrompu, dans un rôle
auquel on postule peu, un emploi d'écrivain dont le public sans âme
qui préfère le frivole littérateur, ses contrefaçons, évacue la
prophétie."
"Et la foi dans la venue de la
société harmonieuse, de l'administration des choses qui n'allait
assurément manquer d'éliminer la tutelle sur les hommes s'évanouit:
la démocratie agonise, le monde fait sous lui. Il n'en finira pas de
sitôt de se déballonner: vous aurez beau m'incriminer de nihilisme,
me condamner comme misanthrope, causeurs estampillés ou oreilles
complices qui vous étourdissez constamment de bruits, je continue de
la bailler, ma parole, en français sinon en argot. Je n'ai nulle
autre arme que la pointe que je serre entre index et pouce, aucun
terrain où m'engager hormis la littérature, quoiqu'il ne m'échappe
d'en mal mesurer l'étendue, que de ses limites je me doute un peu."
"J'ai quelque chose du moine
sans cloître ou, dans un langage moins noble, du chemineau, de
l'errant, du cloche: je me suis absenté, retranché de mon groupe
que je toise, outsider, de l'oeil du défi."
"Je me suis employé – c'est
du moins ce que m'assure une mémoire indulgente – à diminuer
l'écart, pour un républicain illégitime, entre gavés et mal
pourvus, dans les assemblées démocratiques élues, à préconiser
le partage: contre l'inégalité je ne me serai qu'agité."
"De même que mes convictions
d'enragé dont l'âge ne m'a point guéri, quoique j'eusse embrassé
la cause de l'éternel perdant, que la crapule s'incrustât, je n'ai
pas choisi ma thématique littéraire. Je m'en prends à notre
chiennerie, traque chez autrui comme en moi la bête, établis le
compte de chacun, m'acharne contre la malice du maître, et
généreusement de l'esclave, son calque."
Petit florilège tiré de "Contredits",
paru il y a une dizaine d'années. Vous m'excuserez la taille de
cette incartade littéraire flairant bon la romandie, mais alors que
j'avais pensé que le décès de l'énergumène, bien qu'à peine
évoqué de-ci de-là, allait pousser quelques curieux entre ses
pages, eh bien pour ce qui est de la librairie de mes amies, située
pourtant dans le voisinage du fantôme, pas l'ombre d'un livre de
poche n'a été demandé par qui que ce soit.
Il m'était donc impossible de ne pas
rendre hommage à l'acharnement du monsieur, dont la disparition
sonne pour moi comme une résolution: ne plus remettre aux calendes
grecques l'envoi de lettres à des voix confidentielles qui me
touchent; que celles-ci s'époumonent, comme la sienne, ou qu'elles se
montrent plus douces.
Cent fois j'ai pensé lui écrire,
jamais je ne l'ai fait. Probablement que savoir qu'un jeune ayant à
peine dépassé la vingtaine avait trouvé dans son "Chêne
brûlé" une indignation et une colère salutaires l'aurait
revigoré.
J'ai une petite idée derrière la tête pour remettre ses
grognements à l'ordre, au trop d'ordre, du jour; il va s'agir de ne
l'y pas laisser.
"Mes syllabes, je les aligne
sans questionner le marché, avant de suivre une idée juste, par là
très peu judicieuse, sans préalablement m'informer de la demande:
le temps n'a pu, contre tous calculs, infléchir ma déontologie."