La
bouilloire qui siffle et ma grand-maman, tout enjouée: "Quelqu'un
va venir nous trouver!".
Je souris, l'entends me dire: "Regarde
ça les tourterelles, elles se battent avec un corbeau; y a même une
pie qui s'en mêle. Tu sais, cet arbre, qui n'est pas un sapin, qui
est je ne sais quoi, je dis souvent à René que c'est un HLM."
Elle
ajoute que ses volets ont "snaillé" toute la nuit, oui
oui, vous avez bien lu: "snaillé", ce qui signifie qu'il y
a du jeu, entre eux et le mur, et que du coup, par grand vent, ils cognent;
ses volets ont snaillé durant la nuit, donc, et ceci lui a fait bien
des misères.
Me
viennent en têtes les paroles de Fred Pellerin, invité des
"Nouvelles vagues", sur France Culture, pour parler de cinq
moments marquants, et qui en a profité pour expliquer son rapport au "français canadien" (qui est pluriel, comme celui parlé en France, en Belgique, en Suisse,...), forgé selon lui pour se frotter à un environnement
différent, à un territoire démesuré. Une langue qui a son swing
propre.
C'est ça, ai-je pensé, ma grand-maman a un flow et une dégaine
qui font mouche dans son décor.
Souvent
je pars courir le long de l'Arnon, par le bas des vignes, je gravis,
après une quinzaine de minutes, la petite pente qui mène à Fiez,
avant le Moulin de Péroset. Retournant alors sur Champagne, je
contemple, à la sortie du village, le saule pleureur, à côté de
chez les Rolando. Un arbre qui me rappelle mon grand-père, l'unique
partie de Pictionary jouée avec lui. Il m'en avait dessiné un; je
ne savais pas ce que c'était. "Mais
oui, il y en a un sur la gauche, quand on arrive à Fiez."
Depuis,
quand je vois ces branches fines qui tombent vers le sol, c'est le
Georgy qui me vient à l'esprit.
Tendre
les mains, le cœur et les oreilles pour récolter le mot juste.
Le
6 janvier, cela a fait deux ans que notre maman a tiré le rideau sur
la scène de son existence devenue trop exiguë, trop encombrée.
Attendant que ma grande sœur termine son travail pour aller manger
avec elle, je me suis rendu sur la jetée jouxtant l'embouchure de la
Thièle, à Yverdon. C'était une de ces journées d'hiver où les
crépuscules s'embrassent du bout des lèvres, la lumière basse
dessinant un matin qui s'étire, s'étire, s'étire jusqu'à se faire
nuit à nouveau. J'ai avancé en espérant, comme à chaque fois, que
les oiseaux ne s'envoleraient pas, me considérant comme un des
leurs.
S'en allant dans des battements d'ailes qui ressemblaient à
autant de haussement d'épaules et de sourcils, ils m'ont fait
l'offrande d'une peinture guanesque de première fraîcheur.
Je me laissais porter par l'intensité du moment avec A
Filetta dans les oreilles. Grandson, en face, ses contours encadrant le château, "mon" collège que je devinais, les heures à y jouer au basket, le terrain de foot que je connaissais du bout des crampons, tout ceci bousculait bien des
souvenirs dans ma poitrine.
Et des réminiscences de ma maman, forcément.
Il
y a ces lignes, à la fin du M. D. de Yann Andréa:
"Sans
le pouvoir, sans le vouloir, vous êtes allée jusqu'au bout du
possible. Vous êtes dépourvue d'attention pour votre personne,
emportée loin de vous par vous-même, vous allez là où vous ne
connaissez pas, là où l'interdit règne, là où tout commence.
Où
vous êtes perdue, vous restez. Vous restez et vous revenez vers le
rectangle de la page.
Toujours
ce tremblement à peine visible de la vie, la blessure irréparable,
le dommage fait à votre corps transi, cette splendeur revenue du
plus loin, ce ratage merveilleux, vous."
Avec
ces voix corses amies, j'ai chanté.
-"Pourquoi est-ce qu'on n'entend plus les ouvriers chanter, sur les chantiers?!?" me
demanderait Roger Favre, un écrivain neuchâtelois oublié, qui
déplie son "vœu de frugalité" à la Tchaux, deux jours
plus tard. "C'est
pourtant tellement puissant ce qui nous porte quand on chante. On se
sent comme réconcilié.",
enchaînerait-il.
Ne
serait-ce pas dans ce genre de moments qu'on effleure quelque chose
ayant à voir avec l'infini, comme l'écrivait Spinoza?!?-
J'ai
chanté, sans doute pas la plus mauvaise manière de parler avec ma
maman, puis suis allé retrouver Leila. Nous sommes allés manger
dans un restaurant qui nous était un refrain, enfants. J'espère
qu'on a mieux vieilli que lui.
Le
lendemain, en arrivant chez Jean-Luc, la télévision était allumée
sur l'horreur. Les mots ont tout de suite commencé à s'étrangler
dans ma gorge. Beaucoup d'inepties entendues et lues depuis, sachant
que cela n'était pas près de s'arrêter. Au contraire. Le langage, ce
socle, cette colonne vertébrale déjà malmenée en temps normal, se
retrouve encore plus face à ses limites immenses quand une certaine
actualité touche le fond, et nous avec, pas forcément pour les
mêmes déraisons.
Comme
si la solidarité et la fraternité pouvaient s'improviser dans
l'urgence d'une condamnation; comme si une formulation toute faite,
brocardée partout comme une sorte de marketing de la liberté,
pouvait effacer la consternation.
La
tête embrouillardée, je suis allé chercher de la lumière dans les
livres, forcément:
"Le chant nous conduit dans un chez-soi où nous n'avons encore jamais été."
C'est
dans "Errata, récit d'une pensée", de George Steiner, fils d'un juriste juif officiant dans une banque autrichienne, pendant l'entre-deux guerre. On imagine le climat, qui les obligera à anticiper les tragédies à venir, les déposant à Paris, puis en Angleterre. Ce père, homme cultivé d'une immense exigence, a du coup élevé ses enfants entre l'allemand, le français, l'anglais, un peu de grec et de latin, ainsi que la vénération des classiques, dont il importait d'apprendre de nombreux passages par cœur, parce que "mémoriser, c'est apporter une première réponse", .
Alors des ponts s'inventent, s'efforcent d'exister. Le seul vrai refus que l'on peut opposer à la bêtise, à l’extrémisme, au fondamentalisme, c'est de poser et de se poser des questions, toujours; de refuser les "une fois pour toutes" et les poings sur la table. C'est rayonner, au quotidien, quelque chose qui permet de ne pas arborer quelque slogan que ce soit, parce que chacun de nos gestes et chacune de nos paroles ressemblent à une main tendue, à un sourire offert. C'est ne rien céder à la peur, ce dévoreur d'humanité.
Qu'il y ait en permanence, en nous, une bouilloire qui siffle, annonçant une venue inattendue, un ami ou un inconnu ajoutant une brindille à la corbeille de fraternité que nous n'avons de cesse de tisser.
On trouve, dans le même ouvrage du précieux Steiner, à l'entame du sixième chapitre, cette affirmation qui pourrait m'être un blason:
"Il
est des phrases qui arrêtent l'esprit. Elles dessinent les espaces
que nous traversons, retraversons, cherchons à exploiter et habiter.
[...]. Des phrases qui jalonnent un terrain pour une vie
d'exploration et de questionnement."