De la perception comme jouissance
Hier après-midi, une impertinente théière et un capricieux chausson aux pommes animaient le rebord intérieur de la fenêtre près de laquelle mon fidèle fauteuil médite.
Une petite pluie indocile était venue me rappeler que l’automne n’est pas que l’effeuillement pittoresque de couleurs incendiaires.
« Epousailles » d’Annie Leclerc se proposait de composer la musique qui viendrait accompagner ce palpable moment de douceur.
Je m’en remets à Benoît pour la présentation de la dame :
« Aparté : à propos de Leclerc, il faut savoir que c’est une essayiste/philosophe, qui fut de 1967 à 1974 du cercle intime de Beauvoir, dont elle fut violemment expulsée pour cause d’hérésie contre le dogme féministe anti-maternité qui régnait en ces temps, à cause de son livre Parole de femme. Énorme scandale, controverse, puis, silence. […].Parole de femme m’avait marqué parce qu’entre autre, elle y disait quelque chose d’assez subversif, et d’inacceptable pour l’époque et le cercle beauvoirien : on ne naît pas homme, on le devient. »
Avant de commencer ma lecture, regardant distraitement la quiétude de la rue, absorbé par le frétillement de mes papilles gustatives, je pensais à une phrase de Derrida que j’avais lue ce week-end et qui m’avait semblé affligeante.
« Je ne pense pas que quelque chose comme la perception existe ».
Je chassais cette pensée douteuse et commençais ma lecture.
Une page, deux pages, … dix pages.
Je devais bien m’y résigner, mon baluchon rempli d’écrivains et de penseurs amis voyait un nouveau membre le rejoindre.
Ce qui est fou, c’est que, plus les éléments de cet hypothétique pique-nique intranquille sont nombreux, plus le poids se fait léger sur mon épaule.
Je vous en sers quelques tranches pour la route.
« […] ; et voilà que j’étais prise soudain, tout entière surprise dans ma pensée d’apprenti philosophe par l’autre certitude, l’éblouissante, l’obscure aussi : « percevoir est jouir ». Je savais dire enfin, c’était si simple pourtant, si bête, ce que je savais obstinément dans ma tête dure, depuis la plus lointaine enfance : percevoir est jouir. Mais je ne savais pas ce qu’on pouvait en faire ; sinon jouir de savoir enfin le dire. Je consentais parfois à l’étonnement : je lâchais le crayon, je fermais le livre, j’allais vagabonder dehors.
[…].
Pourquoi fallut-il que je concède à la communauté le droit de m’enseigner ce qu’il fallait penser – de la vie, des autres, de moi, de l’amour et du bonheur - , le droit de refouler si loin en moi l’autre pensée qui va de soi ; si loin qu’il me failler pour la rejoindre l’idée fixe du pèlerin et la peine d’un chemin ?
Je vais à l’enfance, non pour fuir l’adulte que je suis, mais pour en parler la voix la plus juste ; voix de l’amour sans lésion, sans frontières, et qui ne cesse de m’appeler comme je l’appelais au cœur inquiet d’un bonheur qui cherche ses mots. »
« Au fond, ce que j’appréhendais intimement c’est que l’amour allait à l’encontre de tout ce dont il était convenu. A travers la façon dont les hommes vivaient, dont la famille et l’école tournaient, dont les adultes se plaçaient vis-à-vis des enfants, les riches vis-à-vis des pauvres, les cultivés vis-à-vis des ignorants, se diffusait un ensemble de représentations très rigoureuses, non pas suggérées mais bel et bien affirmées, portées, soutenues, constamment garanties par le réel. Les propos des parents, conseils, exhortations ou remontrances, l’enseignement des maîtres, les textes que l’on donnait à lire, ne faisaient jamais que répéter, brodant, ajoutant, complétant, précisant, conjuguant sur d’autres modes, ce que l’on savait déjà, et fermement, sans même qu’on l’eût entendu dire. Rien ne pouvait fendre, déchirer, éventrer le texte du déjà-dit, du toujours-dit, que la saisie d’amour et son soudain emportement. Rien n’avait véritablement quelque chose à dire, quelque chose d’inouï, d’inédit, d’extraordinaire que la brûlure fulgurante d’amour. Car en elle-seule, miracle impénétrable, les liens se dénouaient, les ordres, rôles, sexes et hiérarchies, se dérobaient, l’autre et le moi se confondaient, soit que l’autre eût englouti le moi, soit que le moi eût envahi l’autre, soudain on entendait ce que c’était que vivre ; enfin, on y était… »
Libellés : Littérature, Pensées vagabondes